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13 février 2011 7 13 /02 /février /2011 00:27

 

 

Enjoying life by BrokenStairway

 

Chapitre 6

 

 

Le coup de foudre existe. Je viens de le voir passer. Dans ma cuisine.

                Après de brèves effusions dans la joie bancale de nos retrouvailles improvisées, j’ai introduit mon frère dans ma modeste habitation, le temps que je ramasse son sac de sport noir qu’il avait lâché en se pendant à mon cou. Je l’ai laissé à peine quelques secondes. Quand j’ai débarqué dans la cuisine, je l’ai vécu en live, le coup de foudre.

                Il y avait mon frère, debout en face du comptoir de la cuisine ; Axel, assis sur un tabouret, accoudé sur ledit comptoir, tourné légèrement vers la porte d’entrée afin de pouvoir apercevoir notre visiteur. Et le contact visuel. Et ils étaient tous les deux en arrêt, donnant à la scène l’aspect suspendu d’un film mis en pause, et ils se dévoraient du regard, incapable de détourner les yeux. J’aurais voulu m’interposer, secouer mon frère de toutes mes forces pour qu’il oublie ce regard et cet instant décisif qui présageait bien des ennuis. Mais je n’ai rien fait d’aussi radical. J’ai juste fait un peu plus de bruit que nécessaire en déposant les affaires de Tiphaine sur le sol, histoire de les sortir de leur bulle. De rompre cet échange. J’avais tellement envie d’étriper Axel que j’ai été un instant déstabilisé par une vague de haine aussi brusque. Je me suis rapidement reprise.

                « Axel, je te présente mon petit frère, Tiphaine. Tiphaine, voici Axel, mon… colocataire. »

J’ai failli dire « squatteur », mais ça aurait été faire preuve de mesquinerie, et de mauvaise foi. Ce qui ne me dérange pas particulièrement, d’ordinaire. Enfin, j’ai fini par me faire à l’idée qu’Axel, d’une manière ou d’une autre, me rendait incroyablement docile. Je n’ai surtout rien pu y faire. C’est aussi pour ça que de soudaines pulsions meurtrières particulièrement sanglantes me prennent régulièrement, ces temps-ci.

                C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés attablés autour de ce comptoir du coin cuisine, qui semble décidément être le lieu le plus intéressant de mon appartement, dans un silence lourd de non-dits et de questions muettes, sous l’éclairage limité de l’ampoule nu pendu au-dessus de nos têtes. Je ne sais pas par où commencer, et le fait que les deux abrutis autour de moi se jettent des regards supposés discrets toutes les trente secondes ne m’aide pas vraiment. Pourquoi faut-il forcément que le premier personnage venu s’amourache aussi sec du vampire ? Si ça c’est pas du cliché… j’en ai marre. Est-ce que ça existe vraiment, les gens destinés l’un à l’autre ? Je trouve ça tellement… gnan gnan. Remarque, techniquement, ça aurait dû être un coup de foudre enter un gars et une fille. Mais on s’en fout de ça. C’est juste pitoyable et chiant. Je gratte une tâche imaginaire sur le plateau de bois, cherchant je ne sais-où, peut-être dans les sillons tracés au couteau dans le meuble en révisant des cours ennuyeux, le courage de briser le silence.

                « Tiph’… tu me dois quelques explications, non ?

                -Toi aussi. »

Du tac au tac. Mon seul et unique petit frère, de quatre ans mon cadet, a une emprise considérable sur moi, bien plus encore que celle dont peut faire preuve Axel. Lui et sa sœur jumelle m’ont toujours menée en bateau, avec leur gueule d’ange et leurs mimiques adorables. D’ailleurs…

                « Tu es venu seul, Tiph’. Pourquoi Maxence n’est pas avec toi ? »

C’est vrai, je ne crois pas me souvenir de les avoir un jour vu séparé. On a d’ailleurs eu des problèmes à une époque de leur enfance, car ils ne voulaient pas se lâcher. Ils se tenaient la main, sans cesse, pour dormir, pour manger – c’est de là que leur vient leur ambidextrie – et ça a duré presque une année entière, à leur entrée au primaire. À voir la tête qu’il fait, lui aussi, il se demande pourquoi sa jumelle n’est pas avec lui. Son visage s’assombrit.

                « Il s’est passé… pas mal de chose, depuis que tu es partie. »

J’accuse le coup. Il l’a dit sans rancœur particulière, mais je sais parfaitement à quoi m’en tenir. Ils m’en ont voulu. Ils en ont été blessés, au moins autant que moi. Il détourne le regard, trouvant lui aussi un quelconque détail intéressant sur ce comptoir. Je cherche vaguement de quoi occupé mes mains – mon esprit – mais rien ne me tombe sous la main. Cette ambiance va finir par me rendre désagréable.

                « Les choses ont pu changer au point que tu voyages sans ta moitié ?

                -Maxence est entré au couvent. Le mois dernier. »

Alors là, j’aurais pu tomber de mon siège tellement son annonce m’a surprise. Je ne savais même pas que ça se faisait encore, que ça existait même. Maxence ? Au couvent ?

                « De quoi ? Mais pourquoi ? Et Raphaëlle et Dylan, ils n’ont rien dit ?

                -Raphaëlle a quitté le pays il y a des années. Elle s’est engagée dans l’armée. Quand à Dylan… il se marie le mois prochain. Avec une canadienne. C’est pour ça que je suis venu, Stef’. Il ne reste… que moi. »

                J’en reviens pas. C’est du délire. Du délire complet. Il me fixe sans ciller, voulant paraître assuré même si ses yeux brillent de larmes mal contenue – ça a toujours été un petit pleurnicheur. Et j’essaie de percer la vérité derrière sa voix atone, ayant vaguement conscience d’Axel dont le regard passe de l’un à l’autre sans rien comprendre, mais n’y prêtant pas la moindre attention.

                « En fait, tu avais raison, Stef’. C’est Helena qui maintenait notre famille unie. Ton départ n’a été que le premier. On n’a pas pu rester ensemble. »

                Ce n’était pas ce que je voulais, avoir raison. Pour moi, il était évident qu’ils resteraient soudés derrière moi en attendant que j’aie grandi et que je revienne, en m’excusant pour ma bêtise.

                Helena était ma mère.

                Elle ne voulait pas que l’on fasse de distinction entre les hommes, elle voulait que l’on aime tout le monde de manière égale. C’est pour ça qu’on ne l’a jamais appelé « Maman », mais Helena, et qu’on n’avait pas le droit de se nommer par nos diminutifs en sa présence, même si nous détestions nos prénoms respectifs. Ma mère était folle. Une vrai dingue. Elle l’a toujours été, d’aussi loin que je me souvienne, et la marijuana augmentait sa folie jour après jour, mais les choses se sont définitivement dégradées un après-midi ensoleillé où mon père est parti. J’avais onze ans, les jumeaux sortaient des jupes de leur mère, et mon père a disparu. Il s’est volatilisé, ne laissant derrière lui qu’un souvenir, un chèque, et une chaise vide autour de la table de la cuisine. Ça a brisé Helena aussi sûrement que ça a détruit mes illusions sur l’amour et la famille. C’est cette année-là que Tiphaine et Maxence sont restés soudés, comme pour lutter contre la solitude qui avait envahi notre maison de Berlin. Ma mère a tenu quatre ans. Quatre ans où son état de santé s’est aggravé au fil des jours.

                La dépression. La certitude que rien n’ira jamais mieux, quoi que l’on fasse.

                Mon frère aîné, Dylan, âgé de huit ans de plus que moi, s’est alors occupé de nous. Moi qui était déjà froide et très peu sociable, je suis devenue hargneuse et réactionnaire, je me suis rebellée contre lui, contre mon autre sœur, Raphaëlle, contre l’école, contre notre vie minable. Et quand, le jour de mes quinze ans, ma mère s’est pendue dans la cabane du jardin, j’ai craqué, et je suis partie. J’ai abandonné mon enfance déçue et mes frères et sœurs, en leur hurlant que sans Helena, notre famille n’existait plus. Et finalement, j’avais raison.

                « Mais comment c’est possible enfin ?

                -Je ne sais pas. On n’a pas pu se l’expliquer. »

Je me prends la tête entre les mains, essayant de remettre de l’ordre dans mes idées. Je m’étais toujours figuré, assez naïvement je le reconnais, que les choses resteraient telles qu’elles l’étaient derrière moi, que rien n’aurait changé à mon retour. Même si je ne comptais pas rentrer chez moi avant des années. Finalement, tout cela n’a rien de vraiment étonnant. Tiphaine reprends la parole.

                « Je n’ai plus eu de nouvelle de Raphaëlle depuis plus d’un an, et Maxence a fait vœu d’isolement. Je doute que Dylan remette un jour les pieds sur ce côté-ci de l’Atlantique. Alors me voilà.

                -Attends… t’es venu comment ?

                -En car. Et en stop. »

Dans cinq secondes, la dispute explose, les coups pleuvent, les assiettes volent, et le sang gicle sur les murs.

                « On continue le scénario de notre nanar en fait. »

La tension re-chute immédiatement. Nous nous tournons d’un même mouvement vers Axel qui a miraculeusement désamorcé le conflit qui s’annonçait (moi hurlant à mon frère qu’il était inconscient, lui répliquant que j’étais une lâche) en rappelant l’absurdité de cette situation. Je me détends imperceptiblement, me rappuie conter le dossier de mon tabouret de bar (que j’ai vraiment récupéré dans un bar d’ailleurs, je ne me souviens plus exactement comment par contre).

                « Je n’aurais jamais cru que tu vivrais avec quelqu’un, Stef’. »

Cette fois, mon petit frère est accusateur. Les sourcils froncés, la moue boudeuse. Ça me fait rire. Je me lève et frictionne ses cheveux tondu.

                « Tu serais pas jaloux quand même.

                -N’importe quoi !

                -Sache que c’est tout récent. À peine un mois. Je l’ai ramassé dans la rue. »

Je jette un regard à Axel, le défiant de me contredire. Il fronce lui aussi les sourcils, froissé dans son orgueil. De vrais gamins ces deux-là.

                « Je l’ai recueilli ici sous la pression d’une fille insupportable que je te présenterais un de ces jours. Alors bon, un de plus, un de moins… »

                Je le regarde bien en face, sans détourner le regard. L’affrontement dure quelques instants où je le vois lutter contre son ressentiment, chercher sur mon visage une preuve de ma sincérité. Ses yeux bleus si semblables à ceux que je croise chaque jour dans le miroir brillent d’espoir, d’appréhension et de chagrin, je vois derrière ses traits plus durs que la dernière fois que je l’ai vu le petit garçon qu’il était il y a longtemps, quand notre famille existait encore. Et puis il finit par capituler. Et à nouveau, il se serre contre moi, entourant mon torse de ses bras maigres. Je lui rends son étreinte.

                « Je suis désolé, Tiph’.

                -Je te pardonne. Tu m’as manqué. »

Je n’ose rien dire. Ce serait admettre que j’ai eu tort, tort de les laisser, tort de détruire ce qu’il restait de notre vie. De toute façon, tout ça ne compte plus.

                « Bienvenue chez moi. »

 

O

 

                Dans mon immeuble de ce quartier un peu – carrément – pourri, il y a toute sorte de gens. On a le sale con raciste et tout ce qu’on veut, dont la femme s’est barrée y’a deux ans avec une patronne de bar, et qui ne décolle plus jamais de sa table basse et de sa bouteille de Ricard. Ah si, il bosse à l’usine de bagnole. Enfin bref.  On a la poufiasse aussi, celle qui se prend pour Kate Moss. Mais bon, comme elle a un QI de moule, elle paie son loyer deux fois trop cher depuis des années, alors on lui dit rien, parce qu’elle nous fait pitié. Après, y’a l’employé de bureau. Il a emménagé quand ils ont retapé (sommairement) l’immeuble. Il y a 19 ans. Dur. Y’a le communiste, là, avec ses pétitions, ses drapeaux de l’armée rouge miniatures et sa touche d’ancien combattant. Un couple de retraité complètement flippant qui ne sortent jamais de chez eux, ainsi qu’une jeune femme qui a toujours l’air de craindre une attaque terroriste. Après, on a une bande de camé, deux trois squatteurs occasionnels, et un adorateur de reggae au dernier étage (le neuvième). Il se roule des joints à longueur de journée en écoutant sa musique de bienheureux, et il fait des petites consultations psychologiques à l’occasion. De toute façon, il a réponse à tout : le shit sauvera ta vie, c’est ça son conseil. Du reste, y’a le concierge et le fils du concierge, qui a deux ans de moins que moi et qui m’aime bien. Toujours est-il que le seul type fréquentable (pour moi) c’est mon dealer préféré du neuvième, Gustav. Et quand je suis allée le voir le lendemain de l’arrivé de Tiphaine, il m’a refilé un matelas supplémentaire contre un paquet de clope et deux rouleaux de papier toilette. Un type formidable.

                En fait, personne ne paye vraiment le droit d’habiter ici. A part la pouffe bien sûr, et l’employé de bureau puisqu’il travaille pour ça. Les autres, c’est en pointillé, quand on a de l’argent en rabe, quand on peut se le permettre, quand mon patron radin me file un peu de liquide pour mes heures supplémentaires. Même le proprio ne l’est pas vraiment en fait, il tient des comptes factices en faisant tourner sa petite boutique de receleur et ça nous arrange bien. De toute façon, personne n’est là pour vérifier. C’est grâce à lui que je ne dors pas dans la rue. Qu’on ne dort pas dans la rue.

                J’ai laissé le clic-clac aux deux adolescents, et ça me fait bien marrer. Je sais bien que je ne devrais pas m’en réjouir, que je devrais tirer la sonnette d’alarme, parce qu’on sait tous comment finissent les romances vampire-humain. Non, pas comme dans Twilight. Moi je vois plutôt le gros drame sentimental, du genre j’éloigne mon frère de Prague pour que lui passe l’envie de devenir un mort ambulant, ou mieux, je tue Axel pendant son sommeil, ou il décide de se barrer en se rendant compte qu’un humain n’a aucun intérêt. Je sais que ça finira mal. Mais ils sont… attendrissant, dans le genre maladroit. Je ne peux pas leur enlever ça. Et puis j’aime bien me foutre d’eux, aussi.

                J’ai inscrit Tiphaine en catastrophe au lycée du coin, celui où j’ai moi-même éprouvé ma vie en solitaire et où j’ai rencontré, oh désespoir, Mandy et son sourire-banane. Par chance, il avait amené de quoi justifier son deuxième degré d’enseignement primaire bouclé de justesse. Pour le reste, nous avons bricolé un peu, et j’ai demandé à Samuel, le pseudo-propriétaire, de se faire passer pour son père. Il est très fort pour ça. C’est passé sans problème, puisqu’il l’avait déjà fait avec moi. Des fois je me dis que lui et Mandy sont sans doute liés d’une manière ou d’une autre. Ils sont caractérisés par la même générosité sans borne, le même besoin encombrant d’aider son prochain. Enfin, je suppose qu’il en faut des comme ça. Même si personnellement, de Landy, je m’en passerais bien.

                « Axel, faut qu’on parle. »

Tiphaine est en cours, et j’ai profité de mes quelques heures de libres pour réveiller l’adolescent, toujours en train de faire des cauchemars d’une violence malsaine. C’est devenu un peu compliqué de le nourrir maintenant qu’un troisième bras cassé s’est invité dans notre taudis. En plus y’en a pas un pour rattraper l’autre, je suis obligé de les menacer régulièrement de mort pour ne serait-ce que leur faire faire à manger. De vrais branleurs en somme. Bon, de toute façon, je dois lui parler. Il cligne ses yeux encore ensommeillés, adorable avec les plis du drap imprimé sur sa joue. Oui, bon, ce n’est pas le moment de se laisser attendrir. Je m’assieds en face de lui sur le lit pour pouvoir le regarder dans les yeux, lui faire comprendre que c’est sérieux.

                « Tu es inquiètes pour le scénario de notre film, c’est ça ? La romance gay, ce n’est pas vraiment cliché.

                -Tu dois comprendre que ça m’inquiète, Axel. Tes souvenirs reviennent, n’est-ce pas ? »

Il garde le silence, évite mon regard. Je sais que j’ai raison.

                « Qu’est-ce que tu vois ?

                -Une foule d’inconnus. Et des cadavres. »

Naturellement.

                « Tu sais bien que ça ne va pas durer éternellement. J’aimerais que tu évites autant que possible de faire du mal à mon petit frère.

                -Tu ne t’es pas gêné, toi. »

Un ange passe rapidement. Je le frappe au visage. Un réflexe complètement indépendant de ma volonté, mais que je ne regrette pas pour autant. Je sens ma main chauffer – je n’y suis pas allé de main morte, comme toujours.

                « Je t’emmerde, petit con ! Tu n’en sais rien !

                -Bien sûr que non. Vous ne m’avez rien dit. »

Je sens une pointe de ressentiment. Il est bizarre lui. Pourquoi veut-il savoir les détails de l’éclatement de notre famille ? Je remarque seulement maintenant que, quelque part, il a besoin de moi autrement que pour survivre. Après tout, il peut bien être aussi âgé qu’il le veut, dans sa situation actuelle, ce n’est qu’un enfant. Cette constatation me provoque une joie un peu sadique, une sorte de satisfaction purement égoïste. 

                « Je voudrais juste… Savoir. Comprendre. »

                Alors je lui ai raconté. Je ne suis pas sûr de savoir pourquoi. Mais je lui ai parlé. Longuement. Dans la semi-pénombre de mon petit logement où nous n’ouvrons plus jamais les stores, dans l’intimité rassurante de ces murs sans charme, encouragé par son visage et sa présence apaisante, j’ai raconté notre petit drame ordinaire. En fait, personne n’a jamais été au courant de cette histoire. Jusqu’ici, elle était restée enfermé dans la sphère imparfaite de notre famille, et j’en n’en avais bien sûr pas dit un mot à Mandy. Peut-être que j’aurais pu, pourtant. Ça l’aurait rendu heureuse. Je le ferais, un jour.

                Je ne peux que constater les dégâts qu’a provoqués la proximité d’Axel sur mon caractère. J’ai l’impression désagréable d’avoir été dressée. Domptée. Je sais que c’est également dû au retour inattendu de Tiphaine dans ma vie, mais ça n’aurait pas été aussi radical sans la présence du vampire dans mon appartement. Je n’arrive même plus à m’énerver contre Mandy, qui reste pourtant parfaitement égale à elle-même, elle. Je trouve ça un peu malsain, mais Axel affirme qu’il ne peut rien y faire, et je le crois. Mais là encore, comment savoir si ce n’est pas lui qui veut cela ? Je le déteste vraiment, parfois. Il m’est arrivé de rentrer de la fac et d’avoir envie de l’étrangler en silence en le voyant dormir, étalé sur mon lit. Mais bon, je ne voudrais pas que Tiphaine soit fâchée contre moi. Et puis qu’est-ce que je ferais du corps ?

                Je suis trop glauque pour mon propre bien.

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12 février 2011 6 12 /02 /février /2011 18:34

 

Hello !

 

Juste une petite précision en ce qui concerne Twilight : sachez que je critique en connaissance de cause. C'était aussi un peu le but du défi (pas de critiquer hein,mais d'écrire un truc de vammpire aussi éloigné que possible des niaiseries habituelles). Enfin bref, j'ai lu et vu les films et je n'ai pas aimé, voilà. A part peut-être le 1 qui restait potable, j'ai trouvé ça très chiant. Mais bon, je critique pas ceux qui aime non plus. En fait, je m'en fous. Royal.

 

 

Sur ce, bonne lecture !

 

 

 

prince by hakueizm

 

Prince, Hakueizm (DA)

 

Chapitre 5

 

 

                C’est moi qui ressemble à un zombie maintenant.

                Ma salle de bain n’a rien de luxueux. Une cabine de douche où il vaut mieux ne pas être trop épais, un lavabo fendillé surplombé par un miroir nu, un petit placard où tiennent avec peine trois serviettes de bain et quelques produits d’hygiène élémentaires, et bien sur des toilettes, coincé derrière la porte blanche à la peinture craquelé. Nue devant la glace sale et de travers, je contemple ma silhouette, androgyne et sans charme, avec un certain désespoir. Je n’ai pas assez de poitrine pour remplir un bonnet A, des hanches étroites, des articulations marquées. Globalement, un corps de jeune garçon. Très classe. Ma peau est encore plus pâle que d’habitude, à cause du petit festin que s’est offert Axel hier, accentuant le contraste de mes courtes mèches d’un noir de jais qui déjà d’ordinaire me fait ressembler à une anémiée. Ils ont un peu poussé, suffisamment en tout cas pour que je puisse me faire une queue de cheval sommaire à la base de la nuque - je les coupe moi-même, d’où l’aspect chaotique de l’ensemble. Mes vêtements en général n’arrangent rien à mon aspect masculin, et on me prend souvent pour un mec quand on me voit sans regarder. Selon Mandy – ça vaut ce que ça vaut – on sait que je suis une fille à cause de mes yeux, bleus, dilués, qui interpellent tous ceux qui les croisent et mettent souvent les gens mal à l’aise, empêchant la majorité de soutenir mon regard. De mon avis, ils sont surtout dérangeants, déplacés sur mon visage étroit et banal. Sans eux, je passerais parfaitement inaperçue. Au lieu de ça, ma tête marque les esprits, en bien comme en mal, de ceux que je rencontre, et je trouve ça vraiment gênant. Mais aujourd’hui, ce ne sont pas mes yeux qui font l’objet d’un examen attentif dans le miroir, mais mon épaule. Ou plus précisément, les deux plaies nettes et rapproché qui trônent à la jonction entre la base de mon cou et mon bras gauche, jointes par un arc de cercle violacé, parfaitement assimilable aux marques de dents de nos amis les suceurs de sang dans les films d’horreur de seconde main. Je ne comprends pas pourquoi ils mordent à cet endroit, plutôt que directement dans la gorge où abondent le liquide vital. En tout cas, il ne m’a pas loupé.

                L’adolescent qui n’en est pas vraiment un dors toujours dans la pièce d’à côté, d’un sommeil agité, visiblement peuplé de rêves désagréables. J’ai essayé de le calmer un peu, mais comment apaiser quelqu’un qui est en plein cauchemar aussi ?

                Je me demande quel âge il a, en observant ses traits juvéniles et crispés pas un sommeil agité. Si ça se trouve c’est un vieux croulant qui a 200 ans de plus que moi, et il se retrouve perdu dans mon appart’, à se faire materner par une jeune handicapée sociale de 20 ans. C’est assez marrant en fait. Enfin non, pas vraiment, mais moi ça me fait rire.  Il remue un peu et finit par se redresser, secouant sa masse de larges boucles caramel qui lui descendent sur ses yeux qu’il peine à maintenir ouvert.

                « Bien dormi ? »

J’ai enfilé un jean trop large et un débardeur noir tout aussi peu ajusté, pour glander fièrement en cette fin de  samedi après-midi – nous avons dormi presque toute la journée. Lui porte toujours la gueule d’ange de Jim Morrison sur son torse.

                « Ça va…. Et toi ?

                -Pareil. »

Je mangerais bien une plâtrée de pâte et un steak haché bien cuit. Je me dirige tranquillement vers la kitchenette, je ne suis pas pressée après tout.

                « Stef’… tu es sûr que ça va ?

                -Bah ouais, ça va. On ne dirait pas comme ça, mais je suis plutôt coriace. Tu peux changer les draps ? »

Je remarque seulement qu’on a dormi sur la scène du crime encore fraîche. C’est glauque. Les tâches de sang sur mes draps bleus clairs, ça fait très scène de ménage qui a mal tourné, je trouve. Il manquerait plus qu’une femme avec la gorge ouverte caché dans le placard. Merde. Y’a pas de placard ici.

                « Non mais je veux dire… Enfin si, je vais le faire mais… Attends, tu n’es pas un peu… perturbée ? Enfin, je sais pas, je suis… Je suis un vampire quoi ! »

                Il n’a même pas l’air de croire ce qu’il dit. Moi non plus, en fait, enfin, je ne me suis pas posé la question.

                « Bah j’y peux rien moi, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Tu fais bien ce que tu veux, à part te servir dans mes réserves bien sûr. Le reste, je m’en fous royalement. »

                Pourquoi c’est si compliqué à comprendre ? Comment veut-il que je réagisse ? Je ne vais pas courir dans tous les sens en hurlant, je ne vais pas appeler les journaux, je ne vais pas tomber en pamoison devant sa nature vampirique.

                « Tu es sensé susciter une autre réaction ?

                -Au moins un minimum de surprise.

                -Je tombe des nues. Ça te va ? »

Je continue à me faire à manger, le laissant ruminer ses pensées sans intérêt. Il m’énerve.

                « Écoute, on va pas en faire une montagne non plus ! T’es un vampire, okay, c’est cool, j’ai pas envie de disserter là-dessus pendant des heures.

                -Tu es vraiment étrange.

                -Tu peux parler. »

L’atmosphère se détend enfin. C’est qu’il me donnerait mal à la tête avec ses préoccupations existentielles. L’eau boue. Je jette les petits tubes jaunâtres dans la casserole.

                « Bon, la prochaine fois que tu auras soif, préviens-moi avant, pas la peine de me faire la surprise au réveil. Tu devrais pouvoir tenir une semaine, non ? Le temps que je refasse mes stocks.

                -Attends… Tu veux me nourrir ?

                -Tu vois une autre solution ? Je ne tiens pas à ce que tu pètes un câble et que tu décimes la population de l’immeuble.

                -Mais enfin… tu… tu pourrais mourir où je sais pas, tu pourrais…

                -Devenir comme toi ? »

C’est apparemment LA perspective qu’il ne voulait pas formuler. Il me regarde, avec ses grands yeux verts d’eau, et toute sa maturité semble avoir déserté le bord : ne reste qu’un adolescent paumé, comme au premier jour, tellement perdu que même mon appartement minuscule semble trop grand pour lui.

                « T’inquiète, ce serait déjà fait non ? À moins que tu ne décides de me faire boire ton propre sang, je ne risque pas grand-chose, je crois, et puis franchement, qui s’en soucie…

                -Mandy. Les gens de ta famille. Non ? »

Je me raidis, suspend le geste de ma main qui remue ma pitance avec une cuillère en bois. C’était juste une formule. Je ne m’attendais pas à ce qu’il y réponde.

                « Le temps qu’ils l’apprennent, je serais déjà en décomposition dans une benne à ordure. Et Mandy… elle s’en remettra. Elle n’a pas que moi.

                -Pourquoi tu es aussi cynique ?

                -Occupes-toi de ton brushing et fous-moi la paix. »

Je deviens toujours désagréable quand je veux éviter un sujet de conversation. Il n’est pas dupe, et moi non plus, mais nous faisons comme si de rien n’était, et le silence reprend ses droits. Je touille mécaniquement mes pâtes, ajoute un peu de sel, me perd dans mes pensées.

                « Tu ne te souviens toujours de rien ? » je lance, pour effacer définitivement ce passage gênant, tandis qu’il s’emmêle dans une housse de couette propre.

                « Juste d’un manoir dans une forêt.

                -On continue les clichés.

                -Je sais, ça n’a rien d’original.

                -Bah, ça prouve que les histoires ont un fond de vérité, non ?

                -Sans doute.

                -Mais alors… ça veut dire que t’es mort ? »

J’ai pris un ton effaré, comme l’aurait fait Mandy, en montant dans les aigus, et j’ai fait volte-face pour qu’il voit ma tête incrédule, tellement atypique qu’il finit par éclater de rire et rentre dans mon jeu.

                « Et oui, je suis né en l’an 1512, je suis ton ancêtre !

                -N’importe quoi, t’es qu’un gamin, pas en âge de procréer.

                -Tu crois que les vampires peuvent avoir des enfants ?

                -Putain, j’en sais rien. En même temps, un cadavre… ça doit faire des enfants mort-nés. Comme dans Van Hellsing.

                -Ou des mecs surpuissants, genre Blade, et du coup c’est interdit. Même que y’a le conseil des anciens comme dans Underworld, et ils châtient ceux qui transgresse LA règle d’or.

                -Et les loups garous, ça existe alors ? C’est vos ennemis ou vos esclaves ?

                -Je sais pas. Peut-être qu’ils nous servent d’animaux domestiques.

                -Et y’a des chasseurs de vampire tu crois ?

                -Peut-être, genre Buffy Summers.

                -Blade, c’est plus classe. Quand est-ce que t’as vu tous ces films bidons toi ?

                -La nuit sur le câble.

                -Je suis pas sûr que tes petits camarades passent leur nuit à regarder des navets sur des chaînes piratées.

                -Quoi, tu ne payes pas d’abonnement ?

                -Tu m’as bien regardé ?

                -Et ils font quoi alors ?

                -Ils CHASSENT ! »

Et je délaisse les pâtes dans la passoire pour lui sauter dessus en rugissant. Pris par surprise, il s’effondre sur le lit en hurlant de rire.

                « Un vampire chatouilleux, c’est pas un peu ridicule franchement ?

                -Tais-toi ! Je suis invincible ! »

Et sur ces sages paroles, il empoigne l’oreiller le plus proche et me l’écrase sur la face.

                « Tu viens de signer ton arrêt de mort, démon !

                -Je ne crains personne ! »

Et les hostilités sont lancées. Je n’ai jamais autant ri en cinq ans. Les coussins et les draps volent en tous sens, et nous jouons comme des mômes en mettant sens dessus-dessous l’appartement.

                Au bout d’un moment, après que ce soit joué dans mon deux-pièces le remake de la seconde guerre mondiale, nous nous effondrons sur le matelas – qui a glissé sur le sol – en soupirant, exténué. Sans doute que quelques ressorts ont cédé dans la bataille.

                « C’est nul, tu n’as pas d’oreiller avec des plumes. On casse l’enchaînement des clichés, normalement, il y aurait dû avoir une avalanche de plume blanche dans toute la pièce.

                -Désolé de ne pas être équipée pour le cinéma. »

Cette sensation est étrange. Dérangeante. Inhabituelle. Mais ce n’est pas désagréable. C’est juste que… retomber en enfance, rire aux éclats, se battre, cela ravive des souvenirs anciens. Et mon bon vieux sentiment de culpabilité. Mon sourire se dissout comme neige au soleil. Son visage à lui semble s’éclairer de l’intérieur quand il rit.

                « Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as l’air sombre tout à coup.

                -Tu n’aurais pas des dons télépathiques cachés toi par hasard ?

                -Comme Edward dans Twilight ?

                -Je t’en prie, pas de blasphème dans ma demeure.

                -T’es bête. »

Il me donne une tape sur l’épaule, mimant une réprimande.

                « Je ne lis pas tes pensées si c’est ce que tu veux  savoir, mais je perçois tes sentiments, en quelque sorte. 

                -Ah. Tu es Jasper donc.      

                -Ça va, c’est pas le pire. Et toi tu es qui ? Bella ? »

Cette fois, c’est à moi de le taper avec énergie.

                « Tu m’insultes ! »

Nous rions encore un peu, mais la magie du moment  a disparu.

                « Tu es vraiment comme Jasper. Je suis sûre que tu manipules mes sentiments.

                -Pourquoi ?

                -Si c’était pas le cas, je ne t’aurais jamais recueilli, et ce qui vient de se produire ne serait jamais arrivé.

                -C’est inconscient alors, je t’assure. »

Je crois qu’il est blessé par mes accusations. Je lui ébouriffe les cheveux avec… affection. Je ne suis vraiment pas dans mon état normal.               

                « Ne t’en fait pas va. Ce n’est pas si mal.

                -Je ne suis pas comme Jasper d’abord, je ne suis même pas blond. »

Je rêve… il boude ?

                « Tu es vexé ?

                -Non.

                -Si t’es vexé.

                -Non je te dis.

                -Alors là, tu ne me feras pas croire que tu as plus de mille ans. »

Il se déride un peu. Sans que je ne me l’explique, je ne veux pas qu’il soit triste. Est-ce que c’est encore lui qui provoque cela ? Bah, au fond, qu’est-ce que ça change ? Les draps propres sente bon la lessive du Lavomatic, il fait chaud, je me sens bien, en sécurité, apte à démarrer une conversation moins joyeuse.

                « Au fait, Ax… Puisqu’on est dans les discussions qui fâchent… qu’est-ce qu’il se passera, quand tu auras retrouvé ta mémoire ?

                -Comment ça ?

                -Et bien, si on suit notre série de cliché, tu es probablement un type super important, genre un  prince ou un truc du genre. Déjà, pour les besoins du scénario de film bidon, on est sensé tombé amoureux, et après tu retrouves ta mémoire, et là, soit tu restes avec moi parce que tu m’aimes très fort, soit je deviens une vamp’ et on est super heureux.

                -Je doute que ça se passe comme ça…

                - Bah, déjà, on ne va pas tomber amoureux.

                -Ça, c’est clair… »

C’est étrange que ça nous semble être une telle évidence à tous les deux. Est-ce le moment de nous séparer enfin du scénario bancal et stéréotypé de notre histoire sordide ?

                « Le truc, c’est que moi, je vois les choses en beaucoup plus glauque. Genre tu redeviens le monstre insensible que tu étais avant de jouer à amour et amnésie et tu me saignes sans état d’âme.

                -Ou alors je me barre sans même t’accorder un regard parce que tu n’es, en fait, qu’une humaine à mépriser, c’est ça ?

                -Un truc du genre.

                -Et ça te fait peur ?

                -Je ne veux pas mourir. »

Nous arrivons dans une impasse. On ne peut pas prédire ce qui va arriver. Il peut bien dire ce qu’il veut maintenant, si sa vraie personnalité reprend le dessus, il n’aura peut-être plus aucune raison d’honorer les promesses qu’il pourrait me faire. Je dois sans doute me préparer à cette éventualité. Je me relève, retournant à la confection de mon repas comme si de rien était. En fait, je veux surtout être dos à lui, parce que je lâche, sans vraiment l’avoir voulu :

                « Et puis je t’aime bien, Ax.

                -Tu n’as pas peur que ce soit moi qui t’imposes ces sentiments ?

                -Qu’est-ce que ça change ? Je le ressens comme ça, c’est tout, que ce soit artificiel ou naturel, je t’aime bien.

                -Moi aussi je t’aime bien Stef’. Je suis content que ce soit toi qui m’as trouvé. »

Au moins me restera-t-il des souvenirs heureux si un jour il disparait de ma vie. Et peut-être que quand cessera son influence sur mon esprit, moi aussi, je me rendrais compte que cette histoire était ridicule et que je le déteste.

 

O

 

                Au bout de quelques semaines, je me suis finalement habituée à une autre présence à côté de moi. Les choses se sont mises en place naturellement, sans qu’on y pense. Je lui donne de mon sang, toutes les semaines, pour que sa soif s’apaise. Je sens bien qu’il n’en a pas assez pour être vraiment en pleine possession de ses moyens, mais je ne peux pas lui donner plus. Il se sert sur mes poignets, l’un puis l’autre la semaine suivante, de sorte qu’ils ont à peine le temps de cicatrisé, m’obligeant à porter des bracelets en cuir comme une jeune sataniste pratiquant la scarification. Très classe. Et puis, j’explose la facture d’électricité à toujours devoir allumer la lumière et fermer les volets – bon, je ne paie pas grand chose, mais tout de même.

                Le mois d’octobre vient de s’achever avec ce énième vendredi soir où il se repait d’hémoglobine au creux de l’attache de ma main. Les températures ont chuté, mon petit chauffage électrique peine à maintenir l’air ambiant à une chaleur confortable. Mais bon, j’y suis habitué, et lui n’a pas l’air de souffrit du froid – chanceux.

                « Ça me fait penser à Tsubasa.

                -De quoi ?

                -T’en mets partout, Axel »

Il s’essuie la bouche, toujours un peu gêné par cette situation, tandis que je bande à nouveau mon poignet meurtri tout en continuant.

                « C’est un manga que j’ai lu. De Clamp. En fait, l’un des personnages est sur le point de mourir, et l’autre décide de le sauver en le faisant transformer en vampire par un autre type, et en devenant son garde-manger exclusif. Après, il le nourrit comme ça. 

                -Je me demande si tout le monde a le même goût.

                -Tu ne veux toujours pas sortir ? »

Il secoue la tête en signe de négation. Je n’ai pas encore pu le convaincre de mettre un peu le nez dehors pendant la nuit. Il ne veut pas sortir. Il se rappelle de certaines choses parfois, principalement des images, des visages et des lieux, mais il ne veut pas que je l’emmène voir dehors si il reconnaît quelque chose. On dirait qu’il a peur de se souvenir. Je ne peux pas le forcer.

                « Dans Underworld aussi ils font ça. La fille elle lui file du sang parce qu’il se laisse crever.

                -Le deux est passé à la télé ?

                -Ouaip. Jeudi. »

Il passe toujours ses nuits devant le petit écran, et j’ai renoncé à l’en décoller. Mandy me presse de question sur son compte et est passé une ou deux fois en soirée pour l’étudier un peu. Elle me semble curieusement supportable, ces derniers temps. Et, oh surprise, ils se sont parfaitement bien entendu, au point qu’il me demande de l’inviter plus souvent. Mon regard a été suffisamment éloquent pour qu’il abandonne l’idée.

                La sonnerie de l’entrée brise le silence de la pièce, égrène des notes artificielles, un couinement insupportable qui nous fait grimacer.

                « Attends, je vais ouvrir. »

                La liste des gens qui viennent me rendre visite chez moi n’est pas spécialement étendue. En fait, elle se résume à quatre noms : Mandy, le voisin d’à côté quand il vient se plaindre du bruit, ce qui est récurrent et absolument pas relatif au niveau sonore que je peux bien émettre, le communiste du quatrième et ses tracts gênantes, et le fils du propriétaire, qui vient me porter des messages pour son père et qui utilise, je pense, ce prétexte pour me rendre visite – il craque un peu sur moi. En tout cas, pas de surprise.

                Aussi, quand j’ai ouvert ma porte d’appartement peinte en rouge – toutes les portes de l’immeuble ont une couleur différente – je n’étais pas du tout préparée à une péripétie pareille.

                Un adolescent aux cheveux noirs – comme les miens – très courts, une silhouette longiligne et anguleuse – comme la mienne – et bien sûr ces putains d’yeux bleus, présentement écarquillé de surprise – comme les miens – et qui commencent doucement à s’embuer de larme – pas comme les miens par contre. Deux tête de piques de chaque côté de la lèvre inférieur – quand est-ce que cette petite nature a bien pu se faire percer ? Des fringues trop grandes, un sac à dos usé pendu sur une épaule, un sac de voyage dans l’autre main. Revenu dans ma vie de manière aussi improbable qu’Axel y est entré.

                « Stef’… »

Il me saute dans les bras avant que je n’ai pu esquisser un geste, je ne sais pas vraiment si il pleure ou si il rit, ou si il fait les deux.

                « Tiphaine… tu… »

Les questions se bousculent et débordent mais je suis incapable d’en formuler une seule. Je serre dans mes bras, après cinq ans de séparation, le plus jeune de mes frères.

 


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12 février 2011 6 12 /02 /février /2011 18:21

 

 

Ceci est l'horloge astronomique de la place de la Vieille Ville à Prague. C'est une des raisons pour laquelle j'ai choisit cette ville. Je fais une fixation sur les horloges, une sorte de passion obessionnelle (j'ai 5 réveils et 2 horloges dans ma chambre). Enfin  bref, voilà quoi.

 

 

Bonne lecture !

 

 

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Chapitre 4

 

 

« Alors ? C’est qui ? Un fugueur ? Un échappé de l’asile ? Un rescapé de camps d’entraînement militaire top secret ? Un extraterrestre ? Un…

                -Mandy. Ta gueule. »

Cette réplique a des effets variables sur la jeune femme. Disons que ça dépend des jours. Parfois elle se tait aussitôt, parfois elle continue à piaffer comme si de rien n’était, et parfois elle boude. Aujourd’hui, le ciel est couvert, le vent mordant, et elle a décidé de bouder. Elle prend une moue d’enfant mécontente, faisant en sorte de cacher son visage derrière ses cheveux blonds, croise les bras sur sa poitrine généreuse, presque trop pour sa petite taille, et elle se met à geindre.

                « Mais allez, dis-moi.

                -Il s’est barré de chez lui, c’est tout. Il va rester chez moi, alors ne monte pas sur tes grands chevaux. »

Je suis irrité, par le froid, par mon écharpe qui me gratte le cou, ma moto qui pèse lourd contre ma hanche, je pourrais presque la supplier, me mettre à genoux pour qu’elle me laisse en paix. Presque.

                « Et pourquoi il était attaché au mur ?

                -Mais qu’est-ce que j’en sais moi ? Tu m’emmerdes avec tes questions. Lâche-moi. »

A mon grand regret, nos logements sont situés de telle sorte que je dois inévitablement passer la chercher en moto chaque matin. Enfin, c’est toujours mieux que quand on prenait le même bus. Au moins, sur ma vieille 125 rafistolée, on ne peut pas discuter. Par contre, elle me retient toujours devant l’entrée de son côté de la fac, pour me raconter ses histoire sans intérêt, avant de me laisser rejoindre mes propres bâtiments. Et elle piaille, elle piaille encore et encore, et je fini fatalement par l’envoyer promener.

                « Bon, j’y vais.

                -On se rejoint pour manger !

                -Ouais… »

Je me détourne aussitôt, remontant mon vieux sac en cuir sur mon épaule et traine avec peine mon tas de ferraille grinçant. Je pourrais me poser un peu plus de question, tout de même, sur le type que j’ai laissé sans rechigner s’installer dans la même pièce que moi. Mais je n’ai pas envie, va savoir pourquoi… Je fais un mouvement de tête nerveux pour dégager mes yeux de mes cheveux en désordre en soufflant, exaspéré.

Les emplois du temps à l’université sont généralement criblés de temps morts, de trous grand comme des séances de cinéma, d’horaires improbables et encombrantes. Et pourtant, le sort s’acharnant sur moi, il n’y pas un seul midi de la semaine où l’on ne peut pas manger ensemble, Mandy et moi, à part le mardi où je n’ai pas cours avant 13 heures. Alors je me farcie ses monologue tous les midis. Oh désespoir.

                Je ne lui ai pas dit qu’il ne se souvenait de rien, parce que ça aurait encore entraîné des dizaines de questions et d’interrogatoires interminables, et de « j’ai vu une fois à la télé… » et « je connais un type qui… ». Je suis sûre qu’elle me conseillerait de l’emmener chez un hypnotiseur ou un truc comme ça. Elle est très branchée spiritisme et ce genre de connerie. Enfin bref, j’ai préféré ne rien lui dire, et lui faire croire qu’Axel était son vrai nom, qu’il avait 15 ans (c’est l’âge qu’on lui a donné après délibération, en même temps que le prénom) et que le reste, j’en avais rien à foutre. Ça a eu l’air de lui convenir puisqu’elle m’a laissé partir. Je lui ai mentit tellement souvent, je ne suis plus à ça près. Et puis c’est vrai que je m’en balance.

                Du reste, Axel m’inquiète un peu. Il ne dort pas beaucoup, en tout cas pas la nuit, et surtout, il ne mange rien. Rien du tout. Peut-être qu’il grignote un peu la journée, mais en tout cas rien d’assez significatif pour que je le remarque en inspectant ma cuisine. Quand je lui demande il me répond « Je n’ai pas faim ». Je n’ai pas faim, sans cesse. Pourtant, il est tout mou, faiblard, encore plus que quand je l’ai récupéré, voilà près d’une semaine maintenant. C’est un type étrange. Il réagit comme un gosse devant les trucs les plus banales qui soient : quand j’ai allumé ma minuscule télévision l’autre jour, on aurait dit que j’avais inventé le concept sous ses yeux. Par contre, il fait preuve d’une maturité fulgurante de temps en temps. Hier, alors que je dînais en silence, perdu dans mes pensées, il m’a regardé fixement et m’a sorti :

                « Au final, rien ne remplace la famille, hein ? »

J’ai failli m’étouffer avec mon verre d’eau et lui en retourner une.

                « Nouvelle règle, coco : on ne parle JAMAIS famille. C’est clair ? »

Il n’a pas insisté, mais il est clair qu’il n’en pensait pas moins. Néanmoins, il n’a plus fait aucun commentaire, et le repas s’est achevé sans une parole de plus. J’avoue que je ne sais pas quoi penser de ce gamin. A un moment il est encore plus puéril que Mandy, et l’instant d’après il semble plus sage que mes profs. C’est assez déroutant je dois dire. Gonflant surtout. Je ne suis pas sûr de le supporter éternellement, celui-là.

                « Et donc, en étudiant indépendamment les deux réactions, on peut conclure que… »

Je fixe le ciel, encombré de nuages d’un blanc aveuglant, par la fenêtre de la grande salle de cours en tournant distraitement mon stylo bic entre mes doigts. Mon esprit est loin, tellement loin de cette classe et de tous ces gens, de ce professeur vieux de plusieurs siècles qui nous parlent de chimie organique comme si c’était la plus belle chose que l’homme n’ai jamais créé… Je jette un coup d’œil sur les notes éparses que j’ai prise sans y penser, soupire en constatant qu’une fois de plus je n’ai rien suivi.

                « Si on suppose que l’ordre global est de un par rapport à… »

                J’ai choisi la fac de science comme j’aurais pu choisir n’importe quelle autre fac, à part histoire bien sûr, parce que là-bas, il y a Mandy. Je n’ai pas d’ambition, pas d’envie particulière, aucune passion. Il n’y a aucun domaine que je préfère à un autre, ils reçoivent tous une part égale de mon indifférence – et de mon ignorance. Ainsi, les cours ne me m’intéressent pas plus que ça, et j’y assiste plus par dépit qu’autre chose. Pour ça, je ne peux qu’envier – et respecter – Mandy : elle étudie et elle bosse pour ce qui la passionne, pour faire le métier qu’elle veut réellement faire, pour avoir un but, et l’atteindre. Moi je n’ai pas de but. Pas de projet, pas de rêve. Encore une fois, le fait d’avoir abandonné ma maison et ma famille pèse sur ma conscience, aussi lourde qu’une chape de plomb. Je ne me sens pas capable de décider de mon avenir. Finalement, après tout ce temps, je n’ai toujours pas tourné la page, je n’ai toujours pas avancé depuis ce jour où j’ai claqué la porte du domaine familiale en hurlant que je n’y remettrais plus jamais les pieds. Sans doute parce que je sais au fond de moi que c’était une erreur monumentale. Je me punis encore, en gâchant ma vie.

                Ainsi les cours défilent sans me toucher. Ma participation, mon assiduité sont mécaniques ; j’écris ce que j’entends sans chercher à comprendre,  je fais ce qu’on me dit sans me demander pourquoi. Les autres élèves de ma promotion ont abandonné l’idée de m’intégrer à leur groupe. Ils se contentent de regard amicaux, de signe de tête évasif, certains risquent parfois un sourire auquel je ne réponds jamais. Ce monde m’indiffère totalement. C’est avec un certain soulagement que je vois mes cours s’achever. La journée du vendredi est la plus longue et la plus harassante. Le reste de la semaine, j’ai suffisamment de temps libre pour bosser au vidéoclub près de la fac,  L’argent ne fait peut-être pas le bonheur, mais en attendant, si t’en as pas, t’as peu de chance d’être heureux. Va irradier de bonheur quand t’as rien à bouffer…

                Je me suis habitué à Prague. Cette ville, splendide à mon sens, me fait beaucoup plus d’effet que Berlin où j’ai pourtant vécu plus longtemps. Enfin, je ne me suis jamais sentie appartenir à un pays de toute façon. Mon père était américain, ma mère juive polonaise, on vivait en Allemagne, puis je suis partie à Prague… donc je n’appartiens à nulle part. Mais bon, à Prague, il y a l’horloge astronomique, que je vais voir quand j’ai envie de tuer tout le monde. Je l’aime beaucoup, cette horloge.

                Je gare ma moto dans le hall d’entrée de l’immeuble, sous l’escalier. Je n’en prends pas particulièrement soin, sans doute parce que je sais qu’elle ne m’appartient pas vraiment, même si elle me rend bien service, cette petite chose rouge et bruyante. Je l’attache sommairement dans un recoin inutile, à un tuyau de plomberie mis à nu par quelques coups de pied dans le mur jaune défraichi.

                « Bonjour Stef’ ! Tu vas bien ? »

Samuel, le propriétaire. Age indéterminé, origine indéfini, appartenance à l’espèce humain sérieusement remise en question. Même Mandy n’est pas aussi souriante.

                « Très bien. Tu m’excuses, je monte, je suis crevé.

                -Bien sûr ! Bonne soirée ! »

C’est ça. Je monte à l’appartement, trainant mes vielles baskets sur les marches usés, tandis qu’il regagne son logement du rez-de-chaussée, en continuant de surveiller discrètement les allers-et-venus.

                Comme d’habitude, Axel comate sur le lit, pâle et sans force. On dirait que même sans la lumière du soleil, le seul fait qu’il fasse jour lui est douloureux. J’ai cherché sur internet (sur les ordis de la fac, pendant un cours ennuyeux) de quelle maladie il pouvait bien souffrir, mais à part une allergie ultra violente aux UV, rien ne colle vraiment. Il n’avait pas de médicament sur lui, en fait, il n’y avait rien dans les poches de son vieux jean troué, ni papiers, ni argent, ni portable, ni un indice quelconque sur son identité. J’ai dû lui prêter des vêtements – une chance pour lui que je ne sois pas très féminine. Mes fringues sont même un peu grandes pour lui.

                « Ax, ça va ?

                -Hmm. »

Il remue à peine. Je sais qu’il retrouvera son entrain aussitôt que le soleil sera couché. Un vrai vampire ce mec. Je pousse la vaisselle salle et les restes de mes précédents repas pour m’installer au comptoir et faire semblant de bosser – ça soulage ma conscience. J’assiste de moins en moins aux cours, ces derniers temps. Il faudrait aussi que je fasse un peu de ménage, ou au moins que je ramasse quelques affaires, que l’on puisse circuler un minimum. L’espace est si réduit que le moindre objet qui traine fait figure d’obstacle infranchissable. Généralement, je pousse tous sous le clic-clac, ou j’entasse mes maigres effets sur les étagères en métal collé contre un des murs blancs cassés – ou sales, ça dépend du point de vue.

                Quelques heures plus tard, c’est le moment de dîner, et il a retrouvé son état normal. Enfin, il a l’air drôlement faible, quand même.

                « Toujours pas faim ?

                -Non. Juste soif. »

De mieux en mieux. Il n’esquisse pourtant pas un geste pour se prendre un verre, et puis je ne vais pas le servir non plus. Il se débrouille. J’expédie mon repas en vitesse ; je suis crevée. Mon couvert se retrouve dans l’évier, je range sommairement le coin cuisine, mets les restes de côté tandis qu’il reste planté à côté du comptoir encombré, l’air de ne pas savoir quoi faire de son corps.

                « Bon, je vais pioncer moi. Tu restes debout ?

                -Ouais. Je me coucherai plus tard. Bonne nuit.

                -‘Nuit. »

Je me douche rapidement avant de rejoindre mon lit, en boxer et t-shirt trop court. Il s’accommode plutôt bien de mon manque de pudeur et de mon hygiène de vie déplorable qui me fait manger, dormir et me laver à n’importe quelle heure. En même temps, lui, il dort le jour, alors il n’a rien à dire.

 

O

 

                La douleur. Une douleur cuisante, lancinante, insoutenable.

                Je me réveille en hurlant, envoie un coup de pied au corps penché sur le mien, et puis un autre, et encore un autre. Axel. Il m’a mordu ce con ! Je sens l’hémoglobine s’écouler le long de mon épaule tandis que je lui assène encore quelques coups de pieds dans les côtes pendant qu’il est à terre. Il gémit. Je me calme, et allume finalement à tâtons la lampe de ma table de chevet.

                Un vrai carnage.

                Il y du sang plein les draps anciennement bleu ciel, et qui macule ses – mes – vêtements. Il me regarde d’un air hagard, le visage barbouillé de peinture rouge, l’air paumé. Il gît comme un animal blessé sur le parquet. Je suis furax.

                « Espèce de petit bâtard de merde, qu’est-ce que tu croyais faire ? »

Je le frappe à nouveau, violemment, il geint encore, et je me recule brusquement, comme s’il m’avait giflé. Il pleure. Les larmes dévalent ses joues creuses en un torrent aussi abondant que celui qui s’écoule de mon épaule douloureuse. D’ailleurs je ferais mieux de m’occuper de ça. Je presse le drap – qui de toute façon est foutu – sur la plaie, tout en continuant de l’observer. Je ne pense pas que ce soit la douleur, il a plutôt l’air paniqué, nageant dans l’incompréhension la plus totale, exactement comme moi. Ses grands yeux hagards s’agitent dans toutes les directions et il se mord la lèvre inférieure, les bras serrés autour de son corps comme pour se protéger. Je perds toujours du sang, je vais finir par tourner de l’œil. Ce n’est pas une bonne idée, il risque vraiment de me tuer, cette fois. Merde, je commence à voir trouble. Il faut que je me tire, au moins que je m’enferme dans la salle de bain ou que je l’enferme dans l’appartement. Il se relève déjà, titube un peu en grimaçant parce que je lui ai sans doute brisé une côte. C’est à moi de me retrouver face contre terre, le sol s’est dérobé sous mes pieds.

                « Stef’ ! »

Tout devient noir.

 

O

 

                Je ne sens plus mon corps, mes membres sont lourds comme du plomb, et je vois flou. Mais il faut croire que je suis vivante, qu’il me reste quelques litres de sang dans les veines, et je ne suis visiblement pas enchaîner nu aux pieds du clic-clac, ce qui n’est pas un si mauvais constat au final. Le plafond finit par se stabiliser, je jette un coup d’œil dans la pièce, remue un peu, ce qui attire l’attention de l’adolescent accroupi près du lit.

                « Stef’ ? Tu es réveillé ? Ça va ? Putain je suis désolé, je suis vraiment désolé…

                -C’est bon, ferme-la, aide-moi plutôt à me lever. »

Il s’exécute en silence. La tête me tourne atrocement, je tiens assise avec peine, appuyé contre le mur. Il semble mort de honte, accablé par les remords, la culpabilité, les doutes.

                « Bon, déjà, rapproche-toi.

                -Hein ?

                -Approche-toi je te dis. »

Et un poing dans ta gueule, un. Sa tête part sur le côté, même si je n’y ai pas mis toute la force que j’aurais voulue car elle me fait défaut en ce moment. Il se retourne vers moi, perturbé, à genoux sur le lit.

                « Voilà, maintenant on est quitte. Alors explique-moi un peu. C’était quoi ça ? T’as pris de la drogue ? T’as fait une crise de folie ?

                -Non…

                -Alors quoi ?

                -J’avais juste… Soif. Je te demande pardon. Si tu veux que je m’en aille je… 

                -Ah, mais tu vas la fermer oui. Comment ça, soif ? Soif de quoi ?

                -De sang. Ça va mieux maintenant. Je ne me sens plus mal.

                -Attends, tu déconnes là ? »

Je retombe comme une masse sur le matelas usé en grimaçant – il est vraiment fin ce truc. Je ferme les yeux, inspire et expire profondément, toujours en essayant de conserver mon calme. Je me sens un peu nauséeuse. Il a épongé sommairement le sang qui avait coulé sur mon épaule mais ma peau est tout de même collante, poisseuse, dégageant une odeur entêtante et métallique.

                « Attends… on récapitule tu veux ? Tu ne supportes pas le soleil. Tu ne manges rien, par contre tu as eu soudainement envie de boire mon sang, et d’après la douleur qui me lacère l’épaule gauche, je devine que tu as les dents suffisamment aiguisés pour y parvenir. Donc j’en conclus… »

                C’est n’importe quoi. Complètement absurde. C’est une mauvaise blague.

                « On se croirait dans un mauvais film de la chaîne suspens du câble, genre deuxième partie de soirée. »

Je ris nerveusement sans trouvé ça drôle, et il garde le silence, les yeux obstinément rivé sur le matelas, sa joue rougissant à vue d’œil – mon coup à quand même eut un tant soit peu d’effet. Je ne suis pas sûre de comprendre ce qui se passe. 

                « Ou encore pire, dans Twilight… »

Oui, j’ai vu Twilight. Le premier épisode. Mandy était partie une semaine chez ses grands-parents quand il est sorti, et bien sûr à son retour, toutes ses copines s’étaient déjà précipitées pour le voir, deux fois pour certaines. Alors elle m’a suppliée, harcelée sans relâche parce qu’elle n’était pas capable d’y aller seule, et j’ai accepté à condition qu’elle me paye la place, les pop-corn et le menu best-of du MacDo juste avant. Et bien même comme ça ce n’était pas équitable. Parce que je ne me suis jamais autant fait chier au cinéma, et la tournure est faible. Bien sûr, elle, elle avait des étoiles dans les yeux en sortant, elle a déjà lu les quatre livres, plus les autre sagas qui ont découlé de la vague « les vampires sont à la mode » pour adolescente en mal de frisson. Enfin bref, dans le film, la pimbêche fait sa petite liste d’indice troublant avant d’aboutir fatalement à la conclusion qui s’impose.

                « Un vampire… »

Aussitôt, j’éclate de rire, franchement cette fois, malgré mon mal de tête tenace. Ce son un peu incongru résonne contre les murs nus de l’appartement, enlevant encore un peu de crédibilité à cette scène absurde.

                « Putain, c’est n’importe quoi. Quelle connerie. »

Cette situation est trop stéréotypée pour être sérieuse. Déjà, l’archétype de l’héroïne qui n’en est pas une : exécrable, antipathique, de préférence avec une situation familiale compliquée. Second héros : un garçon sorti de nulle part, qui se révèle être un cadavre animé, et frappé d’amnésie, histoire de rajouter au côté dramatique. Personnage secondaire : la pseudo-meilleure amie présente exclusivement pour faire ressortir les défauts de l’héroïne et apporté les traits d’humanité sans lesquels le film serait trop pessimiste pour l’écran.

                « Quel scénario en carton.

                -C’est plutôt comique quand on y pense.

                -C’est carrément ridicule oui. »

Il esquisse un sourire timide et je reprends difficilement mon souffle. Alors comme ça les mort-vivant, ça existe. Mandy ferait une syncope si elle savait ça – et elle ne le saura jamais, bien évidemment. Je savais bien que les vampires ne brillent pas au soleil, où est-ce qu’ils ont été cherché ça franchement ?

                « Bon. Bah ça explique déjà ton allergie au soleil et ton anorexie. Remarque c’est tant mieux, parce que tu commençais vraiment à me faire flipper à rien bouffer comme ça. Et sinon… »

                Il faut bien qu’on résolve aussi la situation embarrassante qui a eu lieu plus tôt dans la nuit, si on veut avancer un minimum. Nous sommes assis en tailleur l’un en face de l’autre, et je le vois essayer d’éviter de me regarder, mais ses yeux sont sans cesse attirés par la croute qui commence à se former à la base de mon cou et qui m’élance douloureusement.

                « Ça va là ? T’as plus faim, ou soif, ou ce que tu veux ? »

Il baisse les yeux, honteux, en faisant signe que non.

                « Ravie d’avoir pu t’être utile. A part ça… Je ne t’ai pas fait trop mal ? »

Je désigne vaguement ses flancs où je me rappelle clairement avoir enfoncé mon pied rageur à plusieurs reprises.

                « Non, ça va. Je ne sens plus rien.

                -Attends, t’es sûr ? »

Avant qu’il ne fasse mine de protester ou simplement de répondre à ma question, je me redresse brusquement pour soulever son – mon – t-shirt rouge à l’effigie des Doors afin d’examiner l’endroit où j’ai passé mes nerfs. Je palpe légèrement son torse, remarque sans surprise que sa peau est désagréablement froide, cherchant à sentir les côtes que j’ai très nettement senti craqué sous le choc tout à l’heure, et sinon se casser, au moins être fragilisées. Il devrait être incapable de se tenir droit.

                « Rien. Intact. »

Je suppose que cela confirme notre théorie délirante. Nous nous regardons en biais sans savoir quoi dire. Quelle situation gênante… C’est bien pour ça que je n’aime pas les gens. Ils n’apportent que des emmerdes. J’hésite entre rire et simplement me rendormir. Ma tête me tourne, je choisi la seconde option.

                « Bref. Je propose qu’on se couche et qu’on reparle de ça demain. Je suis crevée.

                -Tu es sûr ?

                -De quoi ?

                -Tu veux que je reste ? Que je dorme là ? Tu n’as pas peur ? »

Je réfléchis un moment à sa question. C’est vrai ça, qu’est-ce que ça me fait au fond ? Peur ? Même pas la peine d’y penser. Un vague frémissement dû à la découverte scientifique peut-être ?

                « Non. Je m’en fous. »

Je m’étends de nouveau sur notre matelas de cinq centimètres d’épaisseur. Il me jette un regard incrédule, la  faible lumière de ma lampe fait briller ses yeux écarquillés de surprise.

                « Écoute, j’ai perdu quantité d’hémoglobine et je suis vraiment HS. On s’occupera des détails glauques demain.

-Il est déjà plus de quatre heures du matin.

                -Et bien tu vas pouvoir faire comme si il faisait jour alors. »

Il semble reconnaissant du détachement avec lequel je prends cette situation, même si je le soupçonne de le croire factice. Il a tort. Je n’en ai VRAIMENT rien à cirer… il se couche tout de même à bonne distance de moi, crispé. Je soupire discrètement avant d’être vaincu par cette soirée éprouvante. Si ça se trouve je ne passerais pas la nuit. Je pouffe discrètement de rire. Comment c’est possible d’apprendre un truc pareil avec autant de détachement ? J’ai un sérieux problème moi…

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12 février 2011 6 12 /02 /février /2011 18:14

 

 

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Silence of the City, photo-earth (DA)

 

Chapitre 3

 

 

Cette putain d’idiote de Mandy, j’aurais jamais dû lui donner mon adresse, mon numéro de portable, j’aurais jamais dû lui adresser la parole ni la laisser entrer dans ma vie. C’était il y a cinq ans et je m’en mords encore les doigts. Et évidemment je n’ai jamais déménagé ni changé de téléphone, et je me suis encore moins fait d’autres amis pour compenser. Non, je suis restée seule avec cette adorable casse-couilles, et j’en peux vraiment plus.

                Déjà, à cause d’elle, mon habituelle grasse matinée du dimanche matin a été sérieusement écourtée. Encore un réveil en douceur : ce putain d’emmerdeur s’est mis à hurler dès le lever du soleil. Après quelques minutes à essayer de me débattre avec mes draps et les bribes de rêve qui continuaient à m’embrumer l’esprit, j’ai fini par me lever. Il m’a fallu un moment pour replacer la situation dans son contexte. Il était à peine sept heures selon l’horloge au-dessus du lit, ce qui était vraiment bien trop tôt pour moi. La lumière du jour éclairait à peine l’intérieur de l’appartement, quelques rayons de soleil peinant à traverser les nuages gris. Ensuite, le type ramené hier à cause de Mandy était recroquevillé derrière le clic-clac, tentant visiblement de protéger son visage avec ses mains, et il criait à m’en percer les tympans, de souffrance visiblement, ce qui était la cause de mon réveil soudain. J’ai gueulé un peu plus fort que lui et je lui ai décroché un coup de pied avant de comprendre ce qui n’allait pas. Le matin. Le soleil.

J’ai tenté avec un succès relatif de contourné rapidement mon lit, ce qui a eu pour conséquence de m’emmêler les pieds dans la descente de lit et de me rétamer sur le parquet usé, patiné par les nombreux aller et venus des locataires successifs. Je savais bien qu’il souffrait et qu’il fallait que je me dépêche, mais j’ai quand même pris le temps de maudire Mandy en fixant mon plafond craquelé. Je me suis relevée pour finalement fermer avec empressement les stores de mon unique fenêtre. Les cris se sont tus. Y’a pas à dire, j’ai connu de bien meilleur réveil.

J’ai bien essayé de me recoucher, en ignorant superbement l’adolescent pommé au milieu ma chambre-salon-cuisine. C’était sans compter sur la chieuse de service. Pour moi, quand elle a dit « je passerai demain matin », je voyais bien la fin de matinée, ou même le déjeuner pourquoi pas. Mais non. A huit heures tapante, elle sonnait à la porte. Je l’ai ignorée elle aussi, parce ce que je voulais dormir. Et là ce… ce pauvre crétin n’a rien trouvé de mieux à faire que lui ouvrir la porte pour moi. Bah oui bien sûr, fait comme chez toi, je te dirais rien. J’ai cru faire un meurtre. À la place, j’ai continué à faire semblant de dormir. Résultat, Mandy a fini par sauter sur le lit en riant, et je l’ai dégagé en grognant, surtout qu’elle avait posé ses bottines vernies sur mon plumard sans en être le moins du monde dérangé. Elle s’est écrasée sur le sol comme moi quelques temps plus tôt, et elle s’est mise à bouder. Je n’étais pas, mais alors pas du tout d’humeur à supporter ses caprices, alors je l’ai mise dehors.

« C’est bon, je le garde, ton chien errant, alors fout-moi la paix ! »

J’ai raflé les pains au chocolat au passage, et j’ai claqué la porte devant son visage mi attristé, mi satisfait. Parce qu’au final, j’ai fait ce qu’elle attendait de moi : j’ai donné asile au clochard de quatorze ans.

 

O

 

                Et voilà. Il n’est que 8h30, annonce fièrement mon réveil digital posé par terre près du lit – je dois me tordre le coup pour l’apercevoir depuis la cuisine – et je suis déjà d’une humeur massacrante. Je crois que mon rapide accès de colère a impressionné mon invité, parce qu’il n’a rien dit depuis que j’ai mise Mandy à la porte. Il n’a même pas bougé. Il reste assis sur un des tabourets du comptoir de la cuisine, et il regarde autour de lui avec émerveillement comme si il était dans le château de Cendrillon. J’ai essayé plusieurs fois d’ouvrir le dialogue, mais je me ravise à chaque fois avant que les premiers mots aient franchi mes lèvres. A la place, je fais mine de ranger un peu la vaisselle qui traine pour me donner contenance. J’aurais dû le refiler à Mandy et… mais non, bien sûr, c’est stupide. Personne n’a le droit d’aller chez elle. Même moi je n’y suis jamais allé. Elle n’a pas le droit d’invité d’amis, d’introduire une personne extérieure dans sa maison, alors qu’est-ce que ce serait avec un inconnu ramassé sur le trottoir ? Moi, c’est différent. Je vis seule. Je n’ai pas de famille, enfin, disons que je l’ai semé en route. Je n’ai de compte à rendre à personne. J’ai faim.

                « Tu veux manger quelque chose ? »

Il a sursauté tellement je l’ai surpris. Il n’a même pas l’air d’être sûr que c’est à lui que je m’adresse, il regarde furtivement autour de lui pour voir si il n’y a pas quelqu’un d’autre dans la pièce, caché dans mon foutoir. De toute façon, comment pourrait-il voir quoique ce soit avec toutes ces bouclettes dans les yeux ?

                « C’est à toi que je parle crétin. »

Il hésite encore, incapable de croiser mon regard, se tordant les mains. Ça commence à plomber l’ambiance, ces silences pesants.

                « Euh… Non. C’est bon.

                -Ok. »

Tant mieux, toutes les viennoiseries sont pour moi. Je suis toujours plus loquace quand je suis en train de manger. Je fouille un peu les placards vert pomme à la recherche d’une tasse qui ne soit ni fendillé ni crade et je me serre un café que Mandy a pris le temps de préparer à je ne sais quel moment, une moitié de pains au chocolat coincé entre les dents. Le garçon continue à détailler mon modeste appartement de ses yeux aux couleurs changeantes, comme si mes trois étagères métalliques et mes fringues semées aux quatre vents avaient un intérêt historique sans égal. Je porte la tasse à mes lèvres en grimaçant – je n’aime pas vraiment le café en fait, mais ça fait plus sérieux, et puis maintenant qu’il est fait, autant le boire – et me racle la gorge pour attirer son attention.

                « Bon alors ? C’était qui les types d’hier ? Et toi, qu’est-ce que tu foutais enchaîné au mur ?

                -Et ben… »

Alors ça, ça veut dire qu’on n’est pas sorti des emmerdes. Il a l’air de ne pas savoir. En fait, il a vraiment l’air complètement perdu. Il se tortille sur sa chaise, et la lumière blafarde de mon plafonnier accentue encore son côté cadavérique, le faisant ressembler à un drogué dans une salle d’interrogatoire.

                « Bon, laisse tomber. C’est quoi ton nom ?

                -Et ben… »

Et moi je suis l’inspecteur : je lui fais peur, ça se voit, avec mes questions, mes cheveux décoiffés, ma mine sévère – à part que je suis toujours en t-shirt long et petit culotte multicolore. Très sérieux tout ça.

                -Ton âge ?

                -Euh… »

Silence. Un silence qui veut vraiment tout dire.

                « Je sais pas. »

L’aveu mortel. 

                « Attends, tu vas pas me faire le coup de l’amnésie hein ? Ça n’existe que dans les films ! »

Vu sa tête, j’ai tapé dans le mille.

                « C’est une blague ? Tu peux rien me dire ? Où t’habite ? Un nom de famille ?

                -Je sais pas.

                -Et merde. »

Je le fixe, incrédule, m’adossant contre le frigo un peu bancal en soupirant. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Qu’est-ce que je vais faire d’un gosse sans foyer et sans identité ? La question est horriblement évidente : Mandy m’en voudra jusqu’à sa mort si je le mets dehors, et moi-même je me sentirais coupable, surtout si il se fait égorger en bas de l’immeuble ou qu’il se fait renverser par un bus, ou que sais-je encore. Je me pince l’arête du nez dans une tentative infructueuse de remettre de l’ordre dans mes idées.

                « Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? »

Le garçon tout pâle et maigre comme une fermeture éclair me regarde avec stupeur, comme si il ne comprenait pas la question. C’est peut-être un simple d’esprit. Il va mourir si je le mets à la porte. Je soupire de nouveau.

                « Bon. Tu vas rester ici. »

Comme ces mots me coûtent. Je m’étais promis de vivre seule quand j’ai quitté la maison où j’ai grandi, pour leur montrer que je pouvais m’en sortir. Par la suite, c’est devenu également un moyen de punir ma stupidité et ma fierté encombrante qui m’empêcherait à jamais d’y retourner. Je jette mon café froid à l’odeur écœurante dans l’évier en céramique, et mes mouvements hachés semblent le sortir de son mutisme.

                « Merci. »

Il ne dit rien d’autre. Juste merci. Pas de pourquoi, comment, vous êtes sûre, je ne voudrais pas m’imposer, je vais me débrouiller, vous me sauvez la vie, je vous en serais éternellement reconnaissant. Pas de fausse politesse en somme. Je dois admettre que ça me plait bien. Au moins ne fait-il pas preuve d’une hypocrisie gênante et inutile. Mais qu’est-ce qu’il me prend ? Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Je ne me reconnais plus.

                « Alors, première chose… Je m’appelle Stefane, et appelle moi Stef’. Si tu prononces mon prénom en entier, je te pends par le slip dans la cage d’escalier. »

                Il rit légèrement même si je ne plaisante qu’à moitié. Personne ne m’appelle par mon prénom, à part ma mère, parce que c’est celui qu’elle m’a donné et qu’elle voulait me nommer ainsi, en tout cas c’est ce qu’elle disait sans cesse.

                « Je vis seule ici. Je te permets de rester parce que tu as eu la chance de tomber sur Mandy – c’est la fille qui a apporté le petit dej’. Si je décide que tu me gênes ou que tu m’emmerdes, je te vire. 

                -Pourquoi tu m’accueilles chez toi si tu n’en as pas envie ? »

C’est vrai ça, pourquoi ? Il ferait mieux de ne pas demander s’il ne veut pas que je revienne sur ma décision celui-là. Je claque le placard où j’ai rangé ma tasse un peu  plus fort que nécessaire.

                « Parce que Mandy me fait ses yeux de merlan frit et son air de chien battu, et que globalement je n’arrive pas dire non à ses caprices. Disons qu’elle touche ma corde sensible.

                -C’est elle que je devrais remercier alors. »

C’est une question rhétorique qui n’appelle pas de réponse, mais elle m’agace suffisamment pour que j’ajoute :

                « Ouais mais en attendant c’est mon apart’ que tu squattes, alors écrase. »

Il sourit. Je ne suis plus sûre de l’âge que je lui donne exactement. Il n’est pas très grand – à peine 1m70 à vue de nez – ni très épais. Il est même plutôt frêle, une peau trop pâle, encore plus que la mienne, ce qui le fait ressembler à un préadolescent. Mais son visage pointu l’apparente plutôt à un jeune adulte, surtout ses yeux, grands et lumineux, oscillant entre le bleu, le gris, le vert, qui brillent d’un éclat intelligent. Je reviens sur mon jugement : c’est loin d’être un idiot.

                « Je vais à la fac dans le centre-ville, donc tu devras rester seul la journée. Je suppose que ce n’est pas la peine que je t’explique pourquoi il ne vaut mieux pas que tu sortes en plein jour – il acquiesce avec empressement – et je fermerais à clé derrière moi. Je te fais confiance. Je me demande bien pourquoi, mais je te laisse seul chez moi, tu as intérêt à pas faire le con. »

                Il ne dit rien. Je ne sais pas pourquoi j’accepte aussi facilement qu’il s’installe dans mon antre, moi qui suis d’ordinaire si méfiante et si peu sociable. Ça ne me plaît pas trop. Je n’ai pas envie de lui résister, et cette docilité me met mal à l’aise parce que ce n’est pas du tout dans mon caractère. Enfin je ne sais pas. Je verrais ça plus tard.

                « Ah, et au cas où tu n’aurais pas remarqué, il n’y a que le clic-clac pour dormir, donc on se le partagera. Ça ne te pose pas de problème ? »

                Il fait signe que non avec énergie, comme si il avait peur de me contrarier.

                « Tant mieux parce que sinon tu dors par terre. Enfin bref. C’est réglé donc. »

Je me suis réinstallé au comptoir, en face de lui. Le silence s’installe, un peu lourd mais sans tension. Après tout, nous sommes des étrangers l’un pour l’autre. Ça me dérange un peu d’ailleurs. Je l’ai déjà désigné par une demi-douzaine de qualificatif dans ma tête, mais je ne vais pas l’appeler « le crétin » et « l’idiot » à longueur de journée.

                « Faut que je te trouve un nom. 

                -Ah. »

Bon, déjà, ça n’a pas l’air de le perturber plus que ça.                                                                  

                « Tu n’as pas une idée ? Non parce que les types d’hier t’ont juste appelé le déchet mais je doute que ça te plaise alors… »

                Il sourit encore, mais il ne rit pas vraiment, et il ne parle pas davantage. S’il reste aussi silencieux, la colocation va s’en trouver grandement facilitée. Son visage est plus détendu maintenant, il semble un peu plus vivant que tout à l’heure.

                « Ça n’a pas vraiment d’importance. Choisi. »

Facile à dire. Donner un nom à un être humain, c’est vraiment étrange. Et puis ça n’a rien d’anodin. Même si c’est sans doute provisoire, le temps qu’il retrouve le sien, un nom a une signification, il porte une partie de notre identité. Chez nous, les noms ont toujours été source de moquerie et de crise de nerf, mais encore une fois, notre mère était là pour apaiser tout ça. Il balance ses jambes et son jean troué dans le vide – ses fringues sont dans un état déplorable, presque pire que les miens –, distrait, regardant maintenant le plafond en me signifiant clairement le peu d’intérêt qu’il porte à la question.

                Au bout d’une heure de délibération, d’idée jetée en l’air à la pelle et de refus successifs, nous tombons finalement d’accord. Je me poste en face de lui et lui tend une main aux ongles abîmées, dans un effort de courtoisie.

                « Et bien, bienvenue chez moi, Axel. »

Je sens que ce n’est pas son vrai nom. Mais il lui plaît. Il me serre la main franchement, amusé et reconnaissant. Sa paume est froide dans la mienne, tellement froide que je frissonne légèrement. 

                « Je vais appeler Mandy pour la rassurer un peu, et aussi pour qu’elle arrête de pleurer, et puis on mangera un bout. Tu veux quoi ?

                -Euh… Rien. C’est bon.

                -T’es sûr ? Ça fait plus de 24 heures que tu n’as rien avalé.

                -Je n’ai pas faim.

                -Bon, comme tu veux. »

Ça me semble inconcevable car je ne mange pas forcément des masses mais aussi régulièrement que possible, mais après tout, qu’est-ce que j’en ai à faire… Il faut que j’appelle mon boulet attitré. Je me mets en quête de mon téléphone portable dans la montagne d’affaire qui traine un peu partout autour du clic-clac, soulevant les fringues, les feuille de cours qui volent en tous sens, sentant le regard curieux d’Axel dans mon dos. Après ça, je m’enfilerais une pizza quatre fromages, et cette histoire me paraîtra tout de suite moins embarrassante.

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11 février 2011 5 11 /02 /février /2011 18:34

Hello !

Je voulais juste préciser que j'ai situer l'action à Prague parce que c'est une ville qui me fascine et que ça changeais un peu. Je n'y suis jamais allé et même si je me suis renseigné comme j'ai pu (notamment pour les quartiers - la photo est d'ailleurs une vieille image de celui de Zizkov où vit Stef' - le système scolaire, ce genre de chose) je n'ai pas la prétention d'être parfaitement cohérente avec le lieu. J'espère qu'il n'y aura rien d'aberrant par rapport à ça (normalement non, j'ai vérifié).


Sinon, la chanson Cubicle est du groupe Rinôçérôse, de l'album Schizophonia. D'ailleurs c'est ma propre sonnerie de portable.

Voilà voilà.

Bonne lecture !


ZIZKOV.JPG

 

 

Chapitre 2 



Musique électronique, et la voix nasillarde de je ne sais plus son nom.

                You got them bruise's placed upon your legs…              

Je ne sais plus exactement si c’était mon idée de mettre Cubicle comme sonnerie associé à Mandy. Je voulais quelque chose de nerveux, d’obsédant, d’assommant, à son image. J’avais oublié que Mandy a un don très particulier : elle parvient toujours à m’appeler quand je suis endormie. Ça ne rate jamais, que ce soit un matin où j’ai décidé de faire la grasse matinée ou un soir quand je m’étais couché tôt, elle ne loupe jamais son coup. Même quand je dors à… 16 heures. Ah. Ceci explique cela.

                « M-allô ?

                -Steeeeef’ ! Viens m’ouvrir, ça fait une heure que je frappe à ta porte, je vais me faire dégager par le concierge !! »

                Je pourrai très bien la laisser poireauter encore une heure histoire de, mais bon, maintenant que je suis réveillée… Je me traîne péniblement jusqu’à l’entrée de mon deux-pièces minuscules, et, comme je m’y était attendu, elle me saute dessus à peine la porte déverrouillée.

                « Stef’, mais qu’est-ce que tu faisais ? J’ai eu peur !!

                -J’étais en train de dormir pauvre tache, et je t’ai déjà dit d’arrêter de te prendre pour ma mère, je suis pas obligée de te faire un bilan de santé toutes les deux heures… »

                Elle est encore plus agitée que d’habitude, ce qui lui fait ressembler à ces jouets mécaniques qu’on donne aux chats, les souris en plastique qu’on remonte, qu’on remonte, et quand on les lâche, elles partent comme des flèches en sillonnant l’appartement pour échapper à leur prédateur. On en avait une pour notre siamois quand j’étais enfant, et Mandy se comporte comme ce truc quand elle est excitée – ou énervée, mais bon, c’est tellement rare…

                « Bon, qu’est-ce qu’il t’arrive encore ? »

J’ai vraiment l’impression d’être sa mère parfois. Ou au moins sa grande sœur. Elle ne s’en plaint pas, parce qu’elle est fille unique, qu’elle n’a jamais connu son père, et que sa mère préfère consacrer sa vie à lui chercher un remplaçant plutôt qu’à prendre soin de sa progéniture – je ne comprendrais jamais les mères.

                « Bah en fait je voulais juste venir te voir pour savoir comment tu allais, vu que tu es partie super vite hier, et en fait je t’ai pas vu de la soirée, tu étais où ?

                -Abrège !

                -Oui bon bref, et donc je suis arrivée depuis l’autre bout de la rue vu que j’ai pris le bus, mais je me suis pas arrêtée à ton arrêt, je voulais marcher un peu tu vois, histoire de bouger, parce que j’aimerais bien perdre quelques kilos, enfin bref, donc je suis passée devant une rue en bas de chez toi et… y’avait un type tu vois, et il était attaché au mur ! En plus il avait l’air mal en point, mais j’ai pas réussi à le réveiller, alors je me suis dit que j’allais te demander de m’aider, vu que tu vois toi t’es super forte, et puis t’as peut-être de quoi le libérer toi parce que du coup moi j’ai rien sur moi, j’avais pas prévu de devoir forcer une serrure pour aider un mec moi tu vois… enfin… ça va ? »

                Mais comment fait-elle pour débiter aussi vite ? Enfin, le problème n’est pas là : le crétin est toujours dans la ruelle, ce qui signifie que personne n’a jugé utile de l’aider. En fait, ça ne m’étonne qu’à moitié. Ils sont tous comme moi, dans le coin… Mandy, c’est différent. On pourrait écrire son nom dans le dictionnaire pour illustrer un bon nombre de traits de caractère embarrassant, dont « naïveté » et « bavard » feraient partie, mais elle figurerait également à côté de la définition de l’altruisme. Ou de l’expression « avoir le cœur sur la main ». Mandy aime le monde entier et elle se sent obligée d’aider tous ceux qui croisent sa route. Tous. Les clochards, les mamans débordées, les types malheureux, les pannes d’essence, les mamies dans le bus. Un jour, elle m’a avoué, éméchée, qu’elle avait envie de m’aider moi aussi, parce qu’elle voyait bien que j’étais triste et que je me fermais au monde et que ce n’était pas sain. Je lui ai promis de ne plus jamais lui adresser la parole si elle continuait sur sa lancée, et elle s’est tue. Je ne crois pas qu’elle s’en souvienne. Moi si. C’est peut-être une autre des raisons qui fait que je ne peux pas me résoudre à la dégager.

                « Et bien sûr, tu veux l’aider parce que…

                -Ben… Parce qu’il a besoin d’aide. »

Pour elle, le don de soi est évident. Elle veut être prof au collège, c’est dire.

                « Bon très bien, on descend. »

Je prends au passage le bout de ferraille qui me serre en général à forcer les serrures, et à l’occasion à ouvrir ma propre porte quand j’ai oublié mes clés, ce qui m’arrive fréquemment, et aussi à démarrer la 125 que j’ai trouvé dans le parc l’an dernier.

                Il ne me faut que quelques minutes pour venir à bout des menottes du jeune homme toujours dans les vapes, bien que l’obscurité de la ruelle coincée entre deux immeubles d’une dizaine étages ne me facilite pas la tâche. Pas un rayon de soleil pour éclairer mon labeur. Enfin bref. Le métal a laissé des traces de brûlures sur ses poignets, il faut croire que je n’avais pas rêvé la fumée qui s’en échappait hier, mais bon, ce n’est plus mon problème. Libéré de ses entraves, l’adolescent s’effondre sur le sol comme une loque et je me prépare à rentrer chez moi quand la voix fluette de Mandy me retient.

                « Stef’… Tu vas pas le laisser là ? »

Elle a le ton incrédule de celle qui n’en revient pas, qui ne veut même pas croire ce qu’elle vient d’évoquer. Pourtant c’est bien mon intention.

                « Quoi ? Il est libre, non ? Il va bien s’en sortir tout seul.

                -Stef’… »

Je déteste, j’ai HORREUR qu’elle prenne ce ton-là. Elle pourrait me faire un sermon, être méprisante, et ça ne me ferait rien, parce que les gens qui me méprisent se comptent par centaine et que je me moque de l’opinion que l’on peut avoir de moi. Mais ça, ça n’a rien à voir. Elle, elle est vraiment blessée. Au bord des larmes que je sois aussi insensible et cruelle. Elle me fait une tête qui signifie clairement « Tu rigoles hein ? Tu vas pas faire ça ? ». Et je suis incapable de lui dire que si, que j’en ai rien à foutre, qu’il peut bien crever la gueule ouverte et que je ne lèverais pas un doigt de pied pour l’aider. Parce que cette idiote est trop innocente et trop naïve et que je ne peux pas briser impunément ses illusions d’enfant gâté.

                « C’est bon c’est bon, pleure pas ou j’te cogne. Je vais l’emmener chez moi, ça t’ va ? »

Et elle me sourit. Encore. Avec ce sourire qui lui donne un air con. Et elle est heureuse. Parce ce que je ramasse la loque et que je le hisse avec peine sur mon dos. Je suis vraiment trop faible devant ses mimiques d’enfant. Elle me fait penser à ma jeune sœur, c’est pour ça que je n’arrive pas à lui dire non. Cela fait des années que je ne l’ai plus vue, ni elle ni les autres… Enfin bref. A peine engagé hors de la ruelle aux poubelles, enfin éclairé par la lumière du jour, le poids sur mon dos se met à s’agiter. Et puis il hurle.

                « Stef’ ! Stef’, recule ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait, je me re-planque dans le passage obscur.

                « Mais putain c’est quoi ce bordel ?

                -Je sais pas, je crois que c’est le soleil. Regarde »

Effectivement, ses mains sont devenues aussi rouges que les marques qu’il avait aux poignets.

                « Il est peut-être allergique aux rayons du soleil ? Tu sais, comme les enfants de Nicole Kidman dans Les Autres. J’ai vu une émission là-dessus une fois….

                -Mandy. Ta gueule. »

Mon dos douloureux me pousse à reposer l’adolescent sur le sol, à l’abri derrière une grosse benne verte pleine à ras-bord.

                « Bon bah tant pis alors. »

Encore une fois, je tente une esquive en direction de mon immeuble et de mon lit pliant qui m’appelle avec une voix mielleuse.

                « Mais qu’est-ce que tu fais ?

                -Et bah je rentre chez moi, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je peux pas le bouger sans qu’il grille comme un steak sur un barbecue !

                -Bah ouais mais…

                -T’as une meilleure idée mère Theresa ? »

Elle a encore les larmes aux yeux, elle ressemble vraiment à une enfant de huit ans à qui on vient de dire qu’on quittait la fête foraine sans passer par le vendeur de barbe à papa.

                « Il faudra repasser ce soir alors. »

Mais elle pas croyable cette nana !

                « Et puis quoi encore ?

                -Stef’, s’il te plait… »

Et c’est comme ça que cinq heures plus tard je me suis retrouvée à refaire le porteur pour le nouveau protégé de la meilleure amie des nécessiteux.

                « Bon, tu peux rentrer chez toi maintenant, à trois dans mon apart’ ça commence à faire juste.

                -D’accord mais…

                -C’est bon, je vais m’occuper de lui, je vais pas le jeter par la fenêtre. »

Elle a l’air sincèrement soulagée. Sans doute parce qu’elle pensait vraiment que j’allais virer l’invité surprise aussitôt qu’elle aurait eu le dos tourné. Et en fait c’est bien mon plan. Mais je vais attendre qu’elle soit montée dans le bus, je ne voudrais pas éveiller ses soupçons.

                « Je repasserais demain matin, voir si tout va bien.

                -Putain Mandy, t’es pas ma mère ! »

En fait, elle me connaît aussi bien que je la connais. Et elle veut venir vérifier parce qu’elle n’a aucune confiance en moi et qu’elle a bien raison. Il y a vraiment des fois où je me déteste. Et où je la déteste aussi. Surtout.

                « Très bien je le garde, mais alors tu ramènes le petit dej’.

                -Des pains au chocolat ça ira ?

                -Prends-en une demi-douzaine, et des maxi hein, sinon on va crever la dalle. Bon aller, dégage maintenant. »

Je finis toujours par la virer comme ça, et elle ne s’en formalise jamais. Au fond il doit y avoir quelque chose en plus derrière son insupportable enthousiasme permanent, ce n’est pas possible autrement. La porte claque dans le silence retrouvé de mon modeste logement. J’ai allongé le colis sur mon clic-clac (je ne le replie jamais), où il dort comme un bienheureux. Je peux faire une croix sur ma nuit moi. Oh et puis après tout, il fait deux places ce lit, et l’autre prends pas vraiment un espace conséquent – il est tout maigre. Allez, adjugé, de toute façon, je suis chez moi non ? Je m’étale sur le lit à côté de l’idiot sur ces pensées philosophiques, et je me rendors.   

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5 février 2011 6 05 /02 /février /2011 23:08

Premier chapitre de la première histoire que je publie ici. Ça me fait rêver.

Bref, ceci a été écrit en réponse à ce défi là (pour info moi j'ai pris le sujet 1). Il est déjà entièrement publié sur son blog, mais j'ai envie de le mettre aussi sur le mien (logique) et puis il faut bien commencer quelque part. Alors voilà.

 

Bonne lecture !

 

  3

 

Chapitre 1

 


C’est décidé. Dès demain – ou plutôt cet après-midi, quand je me réveillerais – j’efface définitivement de mon répertoire le numéro de cette niaiseuse de Mandy.

Déjà, rien que le fait qu’elle s’appelle Mandy joue contre elle : j’associe ce prénom à la garce des Totally Spies et ça ne m’aide pas du tout à la prendre au sérieux. Mais même sans ça… même sans ça, cette fille est juste trop conne. Après me l’être trimballée les quatre années du lycée et ces deux dernières années à l’université, je n’ai toujours pas percé le mystère de notre amitié. En fait, on n’est même pas vraiment amie : c’est elle qui me colle depuis tout ce temps, depuis le premier jour d’enseignement secondaire où j’ai eu le malheur de lui répondre « oui » quand elle m’a demandé « je peux m’asseoir à côté de toi ? ». Je ne connaissais personne, et je n’ai pas suffisamment prêté attention à son physique (qui en disait pourtant long) avant de lui balancer ma réponse. Elle m’a toujours exaspérée, irritée, même si j’avoue que son côté naïve et puérile m’a tout de suite donné envie de la protéger, dans une certaine mesure. C’est sans doute ce qui explique pourquoi je ne l’ai jamais laissé tomber comme toutes les autres personnes qui m’ont approché au fur et à mesure des années. Elle était mignonne, dans son genre, un peu comme un animal de compagnie. Insupportable, mais attachante. En fait, le vrai mystère, c’est de comprendre pourquoi ELLE ne m’a jamais virée de sa vie. Je ne suis pas quelqu’un de spécialement agréable à vivre. Je suis méprisante, hypocrite, je ne supporte presque rien ni personne, je l’envoie sur les roses une fois sur deux quand elle me parle… et pourtant elle continue, inlassablement, à courir vers moi avec son sourire de bisounours et à inonder ma boîte de réception de messages sans intérêt et, pire que tout, elle persiste à m’inviter à toutes ces fêtes craignos où elle retrouve tous ses amis craignos et où je m’emmerde comme c’est pas permis si j’ai eu le malheur de la suivre. Parce que moi j’y vais en plus. Je cède à ses caprices, ça non plus je ne sais toujours pas pourquoi. Ah, peut-être parce qu’on peut manger à l’œil et se mettre minable aux frais de la bande de losers.

Toujours est-il que c’est fini cette fois. Pour le coup, elle a vraiment abusé.

Elle m’a appelé mardi dernier, exactement treize minutes après que l’on se soit séparées à la sortie de la fac, avec cette voix horripilante et suraiguë qu’elle prend quand elle est excitée – une vraie gosse.

« Stef’ ! Stef’ ! Stef’ ! Tu devineras jamais ce que je viens d’apprendre ! »

Je ne m’appelle pas Stefanie comme on pourrait le croire. Non, ce serait sous-estimer ma mère et ses lubies extravagantes, comme sa fascination pour les prénoms mixtes, ou les supposait-elle. « Comme ça j’ai pu choisir vos noms avant votre naissance sans que ça pose problème » nous a-t-elle dit un jour, à ma fratrie et moi. Ma mère était une hippie rescapée du summer of love sans y avoir assisté et il est inutile de préciser qu’elle ne voulait pas connaître le sexe de ses enfants avant l’accouchement, pas plus qu’elle ne voulait nous faire vacciner, aller à l’école, manger autre chose que du bio, porter des vêtements unis… Toujours est-il que je ne m’appelle pas Stéphanie. Mais Stefane. Stefane, sérieusement. Tout le monde m’appelle Stef’, à ma demande.

« Steevy, tu sais, Steevy de mon cours de civilisation ?! Et bah il organise une super-fête pour son anniversaire la semaine prochaine, et je suis invitée !! Et il a dit que je pouvais amener qui je voulais. Tu vas venir hein ? Tu vas venir ? »

Je n’ai pas répondu immédiatement, parce que je ne réponds jamais rien à Mandy : elle a le don de faire la conversation toute seule, ce qui m’arrange bien, je dois le reconnaître. Je n’ai pas vraiment compris comment, dans son esprit, il était concevable que je puisse connaître un type de sa promo, sachant que j’étudie moi-même en science au bout de l’avenue, et j’ai voulu refuser. J’ai vraiment voulu lui dire non. Et puis elle a prit ses insupportables intonations de gamine geignarde, me suppliant, chialant presque, et j’ai cédé pour la faire taire.

On se rejoin ché moi a 20h, bisoux ai-je reçu en début d’après-midi, alors que j’espérais vainement qu’elle m’avait oubliée.

Mandy est fascinée par l’histoire. On ne dirait pas derrière ses airs de cruche, mais c’est une fille brillante. Ça me semble d’ailleurs parfaitement incompatible tant il y a de différences entre l’étudiante, sérieuse et appliquée, et la fille de tous les jours, hystérique et immature, qui se côtoient dans son corps frêle de jeune pouffe haute de 1m67. Je ne sais pas ce qu’il se passe sous ses longues mèches dorées et ses yeux verts à l’éclat idiot. C’est une enfant faible et influençable, et je m’occupe d’elle plus que je ne suis son amie sans pouvoir me résoudre à l’abandonner. Il faut croire que j’ai développé un complexe maternel à son égard. J’ai d’ailleurs tenté en vain de la faire écrire normalement dans ses textos. Au moins, j’ai réussi à lui faire passer la mode « kikoolol » en la menaçant de ne plus jamais lire aucun de ses messages, ce qui a marché jusqu’à un certain point. Au moins n’écrit-elle plus « on srej1 ché mwa ». Mais pourquoi un x à la fin de « bisous », franchement ?

« Salut Mandy ! C’est cool que tu sois venue ! C’est une amie à toi ?

-Salut Steevy. Joyeux anniversaire ! Je te présente Stef’.

-Salut !

-‘Lu. »

Je pense qu’il s’attendait à ce que j’enchaîne, ou au moins que je lui souhaite son anniversaire, comme tout le monde. Et comme tout le monde, il s’est heurté à mon silence indifférent et il a laissé tomber, mal à l’aise. Je suis très douée pour mettre les gens mal à l’aise.

Après avoir raflé une bouteille de tequila, je me suis dirigée vers les toilettes de l’étage. J’y ai passé les sept dernières heures.

Heureusement pour les autres invités, il y avait d’autres toilettes dans la maison, sinon les plantes auraient débordé d’urine. C’est qu’il ne s’embête pas, le Steevy, dans son appartement à trois étages, au moins dix pièces inutiles et superbes voitures de collection que j’ai pu admirer en forçant la porte du garage. Par contre, évidemment, il habite la Vieille Ville, et moi, je dois me retaper tout le chemin jusqu’à mon propre quartier de Žižkov, à pied et sans marcher droit.

Comme souvent quand je vais squatter chez les autres, j’en ai profité pour refaire mon stock de toutes ces babioles inutiles et sans intérêt qu’on vend aux vides-greniers et qui font office de décoration dans mon deux-pièces. Dessous de verre, chandelier en vrai toc, fleur en plastique… plus une demi-douzaine de magazine art déco et des bouteilles de vodka coca, ça fait lourd. J’avance péniblement. J’aurais dû arrêter de boire quand j’ai éclaté de rire en lisant un reportage sur le fromage de région dans une des revues de chiotte de l’autre abruti. C’était un signe évident. Je me rends bien compte que je tangue dans tous les sens, à moins que ce ne soit le trottoir… J’ai renversé la moitié de ma bouteille sur mon t-shirt jaune, mais il doit m’en rester assez pour être sûre que mon taux d’alcoolémie continue de me faire croire que je n’ai pas mal aux pieds et que je ne suis pas exténuée. Que je dessaoule un peu et je suis bonne pour dormir sous un porche.

T déja parti ? T pa drole ! On se voi demin.

Je supprime les messages de Mandy aussitôt lus pour m’éviter la tentation de les imprimer en deux mille exemplaires et de les afficher partout dans la fac avec pour légende : « et ça veut devenir prof ». Encore une fois, les paradoxes de cette idiote sont aberrants : ses cours sont un modèle de soin, alors pourquoi se sent-elle obligée de m’envoyer toutes les fautes d’orthographe possibles à chaque phrase ?

Allez, plus que quelques mètres avant la porte de mon immeuble. J’ai juste à dépasser le coiffeur, la porte du numéro quatorze, éviter la boîte postale, passer devant la ruelle miteuse où sont remisées les poubelles…

Tiens, elle a l’air occupée, la ruelle.

Trois types avec des gueules de cons. Mauvais genres, des racailles à la petite semaine. Ils ont l’air de bien se marrer en regardant leur victime enchaîner au mur. Enchaîné ? Mais qui a eu l’idée d’accrocher des chaînes au mur de cet immeuble ? Ça ne sent pas bon pour lui, on dirait qu’il va se faire rosser. Attends, c’est moi où les chaînes fument ? Bah, je m’en tape. J’ai trop bu, je suis fatiguée, j’ai autre chose à faire. A peine trois pas et je pourrai rentrer chez moi et effacer de ma mémoire tous les dégénérés que je croise à cette heure-ci dans les rues de Prague.

J’ai oublié le code.

Quand j’ai emménagé dans ce quartier en ruine, je me suis dit « chouette, j’ai droit au seul immeuble avec un minimum de sécurité ». La vérité, c’est que tout le monde le connaît, ce putain de code, et il m’a fallu moins d’une semaine pour comprendre le problème qu’il posait quand on a deux grammes dans le sang. Merde, j’ai le cerveau embrouillé, pas moyen de me concentrer cinq secondes. C’est quoi déjà... Je crois que ça commence par 23. Ou 32. Fait chier. Je l’ai pas noté quelques part ? Je note toujours tout d’habitude. Je fais des brouillons sur mon portable pour enregistrer les codes des cartes de crédits de mes diverses connaissances et les mots de passe de session sur les ordinateurs de la fac. Par contre j’ai laissé de côté mon propre digicode. Et l’autre là-bas qui n’arrête pas de gueuler… Ils ne peuvent pas lui foutre la paix les trois cons, que j’arrive à quelque chose ?

Ah, mais j’y pense…

Les types louches de la ruelle, ils le connaissent peut-être eux, le code ? Dans ce quartier tout le monde le connaît…

Ils ont l’air un peu occupé là… Qu’est-ce que je fais, je les dérange ? Putain, trois contre un, y’a vraiment que les mecs pour être aussi lâches. Ils m’énervent ceux-là. C’est à cause de ce genre de blaireaux qu’on se fait tous contrôler par les keufs au moindre décibel plus haut que l’autre, à la moindre rayure sur une bagnole, au moindre cri.

« Euh… excusez-moi… »

Bon, apparemment, je les ai dérangés. Ils devraient s’estimer heureux que j’ai été aussi polie déjà. Celle qui est bien emmerdée ici, c’est moi. Ils n’ont pas l’air de penser exactement comme moi. Alors que l’abruti enchaîné au mur me regarde les yeux plein d’espoir – que je ne suis certainement pas prête de satisfaire – le plus jeune de ses trois bourreaux me jette un regard assassin.

« Toi tu ferais mieux de dégager avant qu’on te fasse ta fête, sale te-pu. »

Et un coup de boule, un !

Et oui, je suis une femme assez violente. J’ai pris des cours de self-défense pour me canaliser, mais ça n’a pas trop marcher. Alors je me suis mise à la boxe. La boxe thaïlandaise. Beaucoup plus efficace. Enfin bon là, il faut dire que je suis sacrément éméchée aussi. Sinon, je me serais barrer en courant, je ne suis pas WonderWoman non plus.

Je lui balance un coup de sac en gueulant. De toute façon je ne suis pas précisément en état de faire quoi que ce soit de plus développé. Je frappe au hasard, faisant des moulinets avec mes bras et continuant à beugler comme l’ivrogne que je suis. Je sens tout de même quelques coups faire mouche, on est entraîné ou on ne l’est pas. Ils ne doivent pas trop comprendre ce qui vient de se passer, ce qui explique leur manque de réaction et le fait qu’ils ne m’aient pas déjà mise KO parce que là, franchement, une tape sur l’épaule et je tombe raide. Toujours est-il que quand je fini par arrêter de m’agiter, les trois wesh se sont volatilisés. C’était bien la peine de me donner autant de mal. Bon, c’est pas tout ça mais il serait peut-être temps de rentrer. Bouger comme ça m’a donné faim. J’irais bien me faire une pizza avant d’aller pioncer ; le soleil commence à se lever. On est samedi, rien ne presse.

« Eh, attends ! Aide-moi ! »

Et merde, je l’avais oublié celui-là ! Il est toujours attaché au mur, ce con ! Je sors machinalement un paquet de clope de mon blouson, agacée. J’ai descendu tout le paquet pendant la soirée, il me reste plus que les clopes dégueulasses que j’ai piqués dans le sac à main de Mandy. Elles sont à la menthe. Ça lui ressemble bien. Je tire sur le cône en grimaçant de dégout. En fait je n’ai jamais vraiment aimé la cigarette. En revanche ce qui est sûr c’est que j’adore fumer. La « beauté du geste », je suppose.

« Et comment tu veux que je t’aide ? J’ai pas les clés je te signale.

-Elles sont peut-être tombées quelque part. Si tu cherches un peu…

-Et pourquoi je ferais ça ? »

C’est vrai quoi, il m’emmerde ce gamin. Il doit avoir quoi, 16 ans ? 15 ? Pourquoi il me parle comme si on se connaissait depuis mathusalem, on n’a pas gardé les vaches ensemble que je sache ? Il me fixe d’un air complètement ahuri.

« Désolé, je me casse. »
Quelqu’un d’autre s’en occupera. Quelqu’un de sympa, qui n’a pas de problème relationnel, qui ne déteste pas le genre humain. Moi, je n’en vois pas l’intérêt. Je viens de me souvenir du digicode de l’immeuble.

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